– Ne soyez pas si agressive, Bertille, et expliquez-vous. Quel dommage vous ai-je causé ?
– Vous avez tué mon porc, répéta la jeune femme.
Tous, ils regardaient à terre quelque chose qui semblait se trouver au pied de la fenêtre. En se penchant, Angélique distingua une masse rosâtre affalée : le porc vagabond des Rambert et qui paraissait en effet figé dans l'immobilité définitive de la mort.
– Que lui est-il arrivé ?
– Aussi, votre porc rafle tout, fit remarquer à Bertille Hervé Le Gall. Il aura avalé quelques pointes.
– Non, fit Bertille, têtue et acariâtre, je sais ce que je dis. Hier soir, j'ai vu Mme de Peyrac jeter quelque chose dehors par cette fenêtre, et voici qu'on le retrouve crevé juste à cette place.
– C'était de la tisane, répéta Angélique. Il n'a pas pu la boire.
– Il a pu avaler les détritus sur lesquels elle était tombée.
– C'était une tisane tout à fait inoffensive, vous dis-je.
– Alors pourquoi l'avez-vous jetée ?
– Parce qu'elle n'était plus assez fraîche mais, en aucune façon, elle ne pouvait causer du tort à quiconque.
– Et pourquoi votre porc est-il toujours fourré dans les jardins du voisinage, fit remarquer le voisin en bonnet de coton, pas plus tard qu'hier il est encore venu farfouiller dans mes plants de maïs.
– Croyez-vous que nous pouvons le tenir en laisse ? rétorqua l'homme au bonnet de fourrure.
C'était le mari de Bertille, l'ex-époux de la pauvre Jenny Manigault : Germain Rambert. Angélique ne l'eût pas reconnu. Il avait l'allure d'un coureur de bois au visage durci et mal rasé.
Poliment, mais énergiquement, elle les pria d'aller se disputer ailleurs et de quitter le jardin des Berne, après avoir nettoyé la place. Germain Rambert demanda aux autres de l'aider à faire un brancard afin de transporter la bête qui pesait au moins deux cents livres.
– Quelle catastrophe pour eux ! soupira Abigaël quand elle sut la chose. Ils avaient acheté ce porc aux Acadiens de Port-Royal, contre un lot de fourrures et les quelques louis d'or que Germain avait emportés de La Rochelle. Cela leur faisait des provisions assurées pour l'hiver, sans être obligés de demander l'aide à la communauté. C'est un ménage qui vit à part et ne veut pas frayer avec les autres. Germain court les bois. Il préfère s'occuper de la traite avec les sauvages que de travailler pour l'établissement. Les Manigault ne le voient plus...
Vers le milieu de la matinée, Bertille se présenta de nouveau, le petit Charles-Henri sur le bras. On voyait qu'elle n'effectuait pas cette démarche de bonne grâce mais qu'elle s'y trouvait contrainte. Avec humeur, elle demanda à Angélique si celle-ci pouvait lui affirmer que la tisane jetée ne contenait pas de poison. Dans ce cas, bien que le porc fût décédé de façon suspecte, on pourrait peut-être essayer de récupérer les jambons et de les fumer, bien qu'il fût trop tard pour saigner la bête convenablement et en tirer boudins et saucisses.
Angélique achevait de prodiguer ses soins à Abigaël, au bébé et au petit chat qui semblait se remettre peu à peu de ses blessures. La maison rangée, l'âtre balayé, elle s'apprêtait à se rendre au camp Champlain.
L'idée lui était soudain venue du chagrin que devait éprouver la pauvre Miss Pidgeon, après la mort brutale du pasteur, et elle se reprochait d'avoir songé si tardivement à la pauvre demoiselle anglaise, l'une des rares rescapées du massacre de Brunschwick-Falls.
Au mot de poison, elle commença par hausser les épaule, puis elle éprouva une sorte de choc comme si ses paupières s'étaient subitement dessillées et qu'elle eût discerné l'épouvantable vérité. Et elle sentit une sueur froide lui venir au front.
– Du poison ?
– Alors, c'était bien du poison ! s'écria Bertille, alarmée devant son visage. Ah ! Quelle malchance ! Nous ne pourrons même pas récupérer un petit bout de lard... Vous nous devez des dédommagements, cria-t-elle en secouant le bébé en tous sens, dans sa colère.
– Cessez de vous agiter ainsi ! lui intima Angélique, et de récriminer, alors que vous n'avez qu'à vous en prendre à votre négligence. Je vous réitère l'assurance qu'il n'y avait pas de poison dans le liquide que j'ai jeté hier soir mais, de toute façon, je ne vous conseillerai pas de la chair d'un animal qui n'a pas été saigné et qui est mort sans qu'on puisse expliquer pourquoi. Vous n'aviez qu'à le nourrir aux frais de votre potager et non à ceux de vos voisins.
Bertille s'en alla furieuse, en disant très haut qu'elle se plaindrait à M. de Peyrac quand il reviendrait. Lui, au moins, se montrerait généreux, elle en était certaine.
Angélique eût voulu chasser l'affreux soupçon et n'y parvenait pas. Elle essayait de se rappeler comment les choses s'étaient passées hier à propos de cette tisane que Bertille incriminait. Elle en avait préparé une certaine quantité, en avait fait boire une tasse à Abigaël qui ne semblait pas en avoir été incommodée. Puis le pot était resté toute la journée près de l'âtre, Séverine ayant oublié les recommandations d'Angélique. Quand celle-ci avait voulu réparer l'oubli, elle avait eu un geste maladroit et quelques gouttes étaient tombées sur la taie écarlate. Agacée, elle s'était alors avisée de la vilaine couleur qu'avait prise le remède au cours de la journée. Elle l'avait jeté par la fenêtre, lavé pot et bol. C'était de la faïence de Nevers, lisse, bien cuite, miroitante. Une fois rincée, aucune trace ne pouvait subsister sur elle du produit qu'elle avait contenu. Angélique examina cependant les deux récipients. Elle sortit de la maison et la contourna pour aller regarder sous la fenêtre. On avait enlevé l'animal et, obéissant aux injonctions d'Angélique, on avait nettoyé la place. Hors les traces de piétinements il ne restait pas de reliefs d'aliments permettant de déterminer ce qui avait provoqué la mort de l'animal.
Mais pourquoi se fixer sur cette tisane comme cause du décès ? C'est Bertille qui avance la chose.
Elle a toujours fait histoires de tout. Cette boisson même altérée par la chaleur ou l'attente ne peut causer grand dommage. Je l'ai vu utiliser maintes fois par des nourrices...
De retour à la maison elle aperçut, jetée en boule dans un coin, la taie qu'elle avait ôtée de l'oreiller d'Abigaël.
Mue par une impulsion subite, elle la ramassa et la déplia.
Aux places qui avaient reçu les éclaboussures du liquide, de vilaines taches blanchâtres s'élargissaient, tranchant sur l' écarlate lumineux de la soie. Elle se sentit pâlir. De telles altérations ne pouvaient être le fait que d'un produit vénéneux, corrodant la teinture et trouant même l'étoffe.
Angélique restait silencieuse, tenant la taie ouverte devant elle. Cette tisane préparée par elle pour Abigaël, fallait-il penser qu'une main criminelle y avait intentionnellement versé un poison mortel ? Alors, si par la suite d'un geste de Laurier posant son panier devant le pichet et, si, le masquant ainsi, Séverine n'avait pas oublié d'en présenter à Abigaël au cours de l'après-midi, la jeune mère eût connu une mort aussi épouvantable que subite. Et hier soir, si elle ne s'était pas ravisée brusquement, fallait-il comprendre qu'elle avait été sur le point d'administrer de sa propre main un breuvage empoisonné à sa meilleure amie. Non, elle devenait folle ! Qui donc pouvait vouloir la mort d'Abigaël ?
– Avez-vous reçu beaucoup de visites hier dans la journée ? interrogea-t-elle tournée vers Abigaël qui ne la quittait pas du regard mais se taisait.
– Oh ! Oui, beaucoup. Cela a été encore un vrai défilé.
– Mais qui ? Donnez-moi des noms.
– Je ne puis me souvenir de tous. Par instants, j'étais très fatiguée et je somnolais un peu. En tout cas, il y a eu M. Paturel et son lieutenant M. de Barssempuy. Et aussi le quartier-maître Vanneau. Il m'a apporté un petit objet façonné dans de l'écume de mer. Et puis, ah ! Oui, je me souviens maintenant, le mousse, vous savez le mousse naufragé de La Licorne. Lui aussi voulait m'offrir quelque chose : sa cuillère en bois sculpté. J'ai refusé. C'est tout le bien qui lui reste, pauvre garçon ! Ah ! J'oubliais, Julienne est venue, cette Fille du roi qui a épousé un des pirates. Elle est restée assez longtemps. Elle voulait me rendre quelque service et s'est offerte pour filer ma quenouille que j'ai laissée en souffrance. Elle s'en est tirée fort diligemment. Au fond, c'est une très bonne fille.