« Peu à peu j'ai réfléchi, vu plus clair, je vous l'ai dit déjà : Vous étiez restée en moi un souvenir taraudant certes, mais comme une image qui se faisait imprécise, car la petite comtesse charmante qui avait été ma femme, je ne la voyais pas à mes côtés dans cette vie d'aventurier, jetée sur tous les océans, qui était devenue la mienne.
« Vous étiez aussi celle dont j'avais essayé de bannir le souvenir lorsque j'avais appris son remariage avec le marquis de Plessis-Bellière, celle que j accusais obscurément d'abandon envers mes fils, d'inconséquence dans ses folles pérégrinations en Méditerranée.
« Et, bien que je vous recherchasse, ne pouvant briser le lien qui nous unissait, votre image en moi s'était faite imprécise. Et, je vous retrouvais, une autre femme et vous pourtant, vous surpreniez mon cœur engourdi, l'arrachiez à sa léthargie. Il revivait, retrouvant avec un nouvel amour les délices des tourments et des espérances. Cela n'a pas été facile de vous conquérir à nouveau dans les hasards qui nous opposaient sur le Gouldsboro. J'ai pu enfin vous garder jalousement près de moi à Wapassou, mais parfois, même au cours de cet hiver, la crainte que l'épreuve n'outrepassât vos forces et aussi que la méconnaissance que j'avais de vous ne m'entraînât à vous blesser, me laissait dans le doute à votre égard. Car votre force de silence et d'acceptation m'effrayait, je ne savais comment dénouer cette habitude que vous aviez contractée de vous taire dans la difficulté et la souffrance, sachant que là pourrait se situer l'écueil de notre entente, que tant que vous vous protégeriez si jalousement de chercher secours près de moi, vous m'échapperiez, une partie de vous-même restant attachée à cette partie de votre vie que vous avez vécue loin de moi et que vous étiez encore susceptible d'en subir le pouvoir. Et de cela je tremblais parfois... sans trouver d'autres remèdes que la patience et le verdict du temps...
« Voilà, je crois, où nous en étions, lorsque, il y a quelques semaines, nous avons rejoint Houssnock, sur le Kennebec... et que tout à coup vous avez disparu...
Il fit une pause, ébaucha une grimace, puis il lui dédia un sourire caustique, mais qui n'effaçait as la chaude passion brillant dans ses yeux sombres.
– Certes, ce n'est pas une situation confortable que de se trouver subitement cocu à la face du monde, fit-il, mais ce n'est pas à ce titre-là que j'ai le plus cruellement souffert... Quoiqu'il fallût que l'événement ne désarçonnât pas nos gens... Mais là vous m'avez aidé... Oui, sur ce point, dans cette tempête, vous ne m'avez pas déçu... Vous avez été vraiment... ce qu'il fallait être et jusque dans ma colère, vous forciez mon admiration, ma passion... ah ! Quel sentiment terrible ! Car c'est en homme jaloux que j'ai souffert. Jaloux, est-ce le mot ? Plutôt en homme amoureux et qui n'a pas encore achevé sa conquête et qui la voit lui échapper avant qu'il ait pu atteindre ce point de rencontre incommunicable de l'Amour : la certitude. La certitude mutuelle. Tant qu'on tremble, la douleur est prête à surgir, et le doute, et la crainte que tout s'achève avant... avant qu'on se soit atteint pour cette rencontre sans nom qui vous communique joie, force, pérennité.
Par-delà la table de gros bois, Angélique n'avait cessé de le fixer ardemment. Elle oubliait tout du monde extérieur. Il n'y avait plus que lui sur la terre et leur vie à tous deux qu'évoquaient les mots prononcés et qui faisaient lever des images, des souvenirs, même du temps où ils étaient séparés.
Il se trompa sur son silence.
– Vous m'en voulez encore ! dit-il. De ce qui s'est passé ces jours derniers... Je vous ai meurtrie !... Allons, dites-moi ce qui vous a blessée le plus durement de mon inqualifiable conduite. Plaignez-vous un peu, ma chérie, que je vous connaisse mieux...
– Me plaindre, murmura-t-elle, de vous, vous à qui je dois tout ?... Non, ce n'est pas cela... Disons qu'il y a des choses que je n'ai pas comprises, parce que, moi aussi, je ne vous connais pas assez...
– Par exemple ?
Elle ne savait plus. Ses griefs soudain fondaient au soleil d'un amour si tendre et si profond.
– Eh bien... vous avez nommé Colin gouverneur.
– Auriez-vous souhaité que je le pende ?
– Non, mais...
Il lui sourit avec indulgence.
– Oui je comprends !... Cette alliance de deux hommes entre eux alors qu'ils devraient être ennemis pour la beauté d'Hélène de Troie, c'est assez exécrable !... Vous avez souffert de cela, vous ?...
– Un peu... n'est-ce pas féminin ?
– J'en conviens... et vous êtes adorable, répliqua-t-il. Quoi donc encore ?
– Vous m'avez obligée à lui donner le bras lorsque nous nous sommes rendus à la salle du festin...
– Je reconnais que c'était parfaitement odieux. Pardonnez-moi, mon cœur. Il y a des moments où, lorsqu'on lutte farouchement pour quelque chose, on administre quelques coups maladroits. Je voulais, trop peut-être, effacer à mes yeux, oublier...
– Et vous flirtiez avec cette Inès !
– Quelle Inès ? demanda-t-il.
– Mais, la maîtresse espagnole de Vanereike... pendant le festin...
– Ah ! Oui, j'y suis... Devoir d'hôte ! Ne devais-je pas consoler cette charmante jeune personne de l'attention que vous portait notre Dunkerquois. Lorsqu'on souffre soi-même du poison de la jalousie, on éprouve quelque pitié pour ceux qui partagent les mêmes tourments...
Angélique baissa la tête. Avec la mémoire, la douleur revenait.
– Il y a quelque chose de plus grave, murmura-t-elle.
– Quoi donc ?
– Ce piège dans l'île du Vieux-Navire ! Nous avoir attirés ainsi, Colin et moi, ce n'est pas de vous cela !
La physionomie du comte de Peyrac s'assombrit.
– En effet... Ce n'est pas de moi.
Il tira de son pourpoint un bout de papier froissé qu'il lui tendit. Elle déchiffra ces mots tracés par une écriture grossière.
Votre épouse est dans l'îlot du Vieux-Navire avec Barbe d'Or. Abordez par le côté nord afin qu'ils ne vous voient point survenir. Vous pourrez ainsi les surprendre dans les bras l'un de l'autre.
Un frisson secoua Angélique. La terreur inconditionnelle qui s'était parfois emparée d'elle au cours des derniers jours l'envahit à nouveau et la glaça.
– Mais qui... qui a pu écrire cela ?... balbutia-t-elle. De qui tenez-vous ce billet ?
– Un matelot de l'équipage de Vanereike, qui ne servait que d'intermédiaire, me l'a remis. Avec lui, j'essayai de retrouver l'individu qui lui avait passé ce message avec charge de me le transmettre, mais en vain. « Ils » agissent ainsi. « Ils » profitent du débarquement des équipages et du mouvement créé dans un port pour se glisser parmi nous et agir, puis « ils » s'évanouissent comme des fantômes.
– « Ils », quels « ils » ?
Peyrac restait soucieux.
– Il y a des inconnus dans la Baie, fit-il enfin, qui rôdent et qui, j'en ai acquis la certitude, se préoccupent de nous de façon excessive.
– Des Français, des Anglais ?...
– Je l'ignore. Des Français, plutôt, mais qui ne relèvent d'aucun pavillon et dont le but serait de créer le désordre parmi nous.
– L'homme au teint pâle qui est venu m'avertir que vous me demandiez dans l'île serait-il des leurs ?
– Sans doute. Et aussi l'homme qui, sur le chemin de Houssnock, m'a prévenu faussement que vous vous étiez sauvée et que vous voguiez sur Le Rochelais vers Gouldsboro...
Il lui conta comment, rassuré sur son sort par cette rencontre, il avait décidé de suivre Saint-Castine jusqu'à Pentagoët, sur le chemin de Gouldsboro, après avoir récompensé l'homme qui l'avait averti.