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– Mais c'est fou ! répéta Angélique, s'il se passe tout cela à Gouldsboro ces temps derniers, je m'en serais aperçue...

– Pas forcément !...

Et il ajouta avec une sagacité surprenante :

– Lorsque tout le monde ment, on a peur, on a honte, on se tait pour une raison quelconque. Il est difficile de voir clair. Vous aussi, elle avait su vous circonvenir à sa façon. Et pourtant elle vous hait comme je ne pense pas qu'on puisse pousser plus loin la haine... « C'est ta mère qui te veut sage ? me disait-elle lorsque je repoussais ses avances. Et tu veux lui obéir comme un bon petit garçon, comme tu es sot ! Elle n'a pas à te garder pour elle. Elle croit que tout le monde l'aime et que l'on se rend de bonne grâce à son pouvoir, mais il est facile au fond de l'abuser en attendrissant son cœur. »

– Si elle a dit cela... s'exclama Angélique, suffoquée, si elle t'a parlé ainsi... à toi !... mon fils ! Alors... elle est véritablement diabolique...

– Oui, elle l'est ! dit Cantor.

Il repoussa sa couverture et attrapa son haut-de-chausses.

– Venez avec moi, décida-t-il, je pense qu'à cette heure de la nuit je vais pouvoir vous fournir sur elle quelques preuves intéressantes...

Ils traversèrent une partie du village. Instinctivement, ils marchaient sans bruit comme ils avaient appris à le faire au contact des Indiens.

La nuit était encore profonde. Bien des chandelles, de ceux qui tardivement œuvraient, s'étaient éteintes. Cantor paraissait voir dans l'obscurité comme les chats. Il guidait sûrement sa mère. Ils parvinrent à une sorte de petite place où les maisons s'espaçaient au pied de la colline.

Cantor désigna l'une d'elles, assez vaste d'apparence avec un petit perron de bois. Elle était accotée aux premiers degrés de la pente qui montait vers les arbres et le sommet du promontoire.

– C'est là qu'elle loge, la « Bienfaitrice », chuchota Cantor, et je parie qu'à cette heure de la nuit elle n'est point seule mais en compagnie galante.

Il désigna à Angélique un rocher derrière lequel elle pourrait se dissimuler sans perdre de vue les abords de la maison.

– Je vais aller frapper à la porte, sur le devant. Si, comme je présume, il y a un homme à l'intérieur qui ne tient pas à être reconnu, il se sauvera par cette fenêtre sur l'arrière. Vous ne pouvez pas manquer de l'apercevoir et de le reconnaître, car il y a assez de lune qui passe à travers les nuages...

Le jeune garçon s'éloigna. Angélique attendit, les yeux fixés sur l'arrière obscur de la maison.

Les instants s'écoulèrent. Puis il y eut un certain remue-ménage et comme l'avait prévu Cantor, quelqu'un enjamba la lucarne, sauta et prit ses jambes à son cou. Elle crut d'abord que celui qui se sauvait ainsi se sauvait en chemise, mais reconnut, flottant au vent de sa course, la bure du frère Marc, le Récollet, aumônier de M. de Saint-Aubin sur la rivière Sainte-Croix. Dans sa hâte, il n'avait même pas pris le temps de lier sa cordelière.

Angélique resta bouche bée.

– Eh bien ! interrogea Cantor en la rejoignant un peu après. Il se déplaçait avec une telle célérité silencieuse qu'elle ne l'avait pas entendu revenir.

– Je suis sans parole, avoua-t-elle.

– Qui était-ce ?

– Je te le dirai plus tard.

– Vous me croyez maintenant ?

– Oui, certes !

– Qu'allez-vous faire ?

– Rien... Rien, pour l'instant. Il faut que je réfléchisse. Mais, tu avais raison. Merci de ton aide. Tu es un bon garçon. Je regrette de ne pas t'avoir demandé conseil plus tôt.

Cantor hésitait à la quitter. Il sentait que sa mère était mortifiée et regrettait presque le trop complet succès de sa ruse.

– Va, insista-t-elle, va te recoucher maintenant, va dormir avec tes cerises.

Elle s'attendrit de le voir s'éloigner si jeune, si pur, si droit encore. Il avait la rectitude et la beauté de l'archange justicier.

Lorsqu'il eut disparu dans la nuit, elle descendit à son tour vers la maison, monta les degrés du perron pour frapper au vantail.

La voix d'Ambroisine s'éleva, irritée, de l'intérieur.

– Qui est-ce, par la fin ? Qui frappe ainsi ?

– Moi, Angélique.

– Vous !...

Elle entendit Ambroisine se lever et peu après la duchesse tirait le loquet et entrouvrait la porte.

La première chose qu'Angélique aperçut, en pénétrant dans la pièce, ce fut à terre près de la couche la cordelière oubliée du moine. Ostensiblement, elle alla la ramasser et la plia, tout en regardant Ambroisine.

– Pourquoi m'avez-vous raconté toutes ces histoires ?

– Quelles histoires ?

Une veilleuse à huile de phoque brillait sur un escabeau. Elle éclairait le visage pâle d'Ambroisine, ses yeux dilatés, sa somptueuse chevelure épandue, du même noir que la nuit.

– Que vous faisiez fi de l'amour, des hommes, que vous ne pouviez supporter que l'un d'entre eux vous touche ?...

Ambroisine la considéra en silence. Une lueur d'espoir effleura ses traits tandis qu'un sourire quémandeur naissait sur ses lèvres...

– Jalouse ?

Angélique haussa les épaules.

– Non, mais je voudrais comprendre. Quelle nécessité aviez-vous de me faire de telles confidences ? Que vous êtes une victime, que la brutalité des hommes vous a rendue à jamais incapable de connaître le plaisir, qu'ils vous répugnent, que vous êtes froide, insensible...

– Mais je le suis ! s'écria Ambroisine d'un ton tragique. C'est vous qui m'avez poussée à cet acte insensé par vos refus. Ce soir, j'ai pris le premier homme qui me pressait de l'agréer pour me venger de vous, pour essayer au moins d'oublier les tourments dans lesquels vous me jetiez. Et, voyez-vous, n'est-ce pas affreux... un prêtre !... j'ai commis ce sacrilège... Détourner un homme de Dieu... Mais, depuis Gouldsboro, il me suivait, me suppliait. En vain, essayais-je de le ramener à ses devoirs. Vous n'avez pas compris pourquoi ce religieux avait voulu vous accompagner à Port-Royal. Eh bien ! Voici la vraie raison... Et je ne sais plus que devenir au milieu de tant de tourments, la concupiscence des hommes, votre dureté à vous...

Elle releva la tête brusquement.

– Comment avez-vous su que je ne dormais pas seule ? Vous m'avez suivie ? Vous vouliez savoir ce que je faisais ? Vous ne me haïssez donc pas ? Vous vous intéressez à moi !...

Il y avait une anxiété si angoissée et si avide derrière ces dernières questions que, fugitivement, Angélique ressentit s'éveiller sa pitié, et ce sentiment dut se voir dans son regard, car Ambroisine traversa la pièce et vint follement se jeter à ses genoux, l'enlaçant de nouveau, la suppliant de lui pardonner, de ne point la repousser et de l'aimer. Mais à son contact renaissait ce sentiment de répulsion et de peur qu'elle avait déjà éprouvé tout récemment.

Et elle voyait clairement la vérité, avec une lucidité effrayante. La femme qui se tenait là ni ne l'aimait ni même ne la désirait comme elle l'affirmait de sa belle bouche mensongère. Elle voulait seulement sa perdition ! Poussée par une haine farouche, une jalousie implacable et on ne sait quelle volupté de destruction, elle la voulait déchue, morte, vaincue à jamais. Elle, Angélique !...

– Assez, fit-elle en la repoussant, assez, je n'ai que faire de vos transports ! Réservez-les à vos dupes. Je n'ai été que trop la vôtre. Mais vous en avez fini avec moi...

À demi renversée, à ses pieds, Ambroisine de Maudribourg la considéra un instant en silence.

– Je vous aime, chuchota-t-elle d'une voix haletante.

– Non, répliqua Angélique, vous me haïssez et vous voulez ma mort. J'ignore pourquoi ? Mais c'est ainsi, je le sens.