Le regard d'Ambroisine changea encore. Elle se prit à examiner Angélique avec une attention perçante et froide qui donnait la chair de poule.
– On me l'avait dit que vous n'étiez pas une adversaire facile, murmura-t-elle.
Angélique fit un effort pour s'arracher à la peur visqueuse qui à nouveau s'insinuait en elle. Elle se dirigea vers la porte.
– Ne partez pas, jeta Ambroisine tendant vers elle son bras nacré, et ses doigts écarquillés ressemblaient à des griffes, je vais mourir si je ne peux vous conquérir.
À terre, à demi nue, sur la plaque écarlate de son grand manteau de satin où la lumière faisait courir des reflets de sang, elle donna l'impression à Angélique qu'elle se trouvait mêlée à un cauchemar de l'Enfer de Dante.
– Je sais pourquoi vous me dédaignez, reprit l'autre, vous voulez réserver votre passion à celui que vous aimez. Mais lui ne vous aime pas. Il est trop libre de lui-même pour s'enchaîner à une seule femme. Sotte qui vous imaginez que vous régnez sur son esprit et sur son cœur...
– Personne ne règne sur lui, ni ne l'enchaîne... Il m'a choisie quand il l'a voulu...
Angélique, la main sur le loquet, sentait son cœur défaillir de doute et d'angoisse. Vulnérable dès que l'on parlait de lui, elle ne comprenait pas qu'Ambroisine avait trouvé le seul moyen de la retenir et de la faire souffrir et en usait avec délectation.
– Vous souvenez-vous lorsqu'il me parlait un soir sur la plage ? Vous avez eu peur... et vous aviez raison d'avoir peur. Vous m'avez demandé : « De quoi parliez-vous avec mon mari ? » Je vous ai répondu : « de mathématiques »..., parce que j'avais pitié de vous. Je pensais aux propos d'amour fous, bouleversants qu'il venait de m'adresser et je vous voyais si inquiète, si jalouse... Malheureuse ! Vous avez bien tort de lui réserver tant de passion. Voyez comme il vous trompe sans scrupule... Vous ignoriez qu'il m'avait donné rendez-vous à Port-Royal. Vous ne saviez même pas qu'il y viendrait.
– Il n'y était même pas, rétorqua Angélique en se ressaisissant.
Avait-elle oublié sa récente découverte que toute parole d'Ambroisine était imprégnée de mensonges. Une fois de plus elle venait de tomber dans le piège.
– Il y viendra, dit la duchesse sans se laisser déconcerter, il y viendra, vous verrez... et pour moi seule.
Chapitre 5
Ainsi la chose paraissait claire à présent, Ambroisine de Maudribourg était folle ou pire, consciemment perverse, menteuse, destructrice.
La haine que lui avait inspirée Angélique, il n'y avait pas maintenant à se leurrer là-dessus. Mais née de quel sentiment cette haine... et dans quel but ?... Jalousie instinctive de tout bonheur, besoin de nuire par instinct naturel, besoin d'abaisser, de pervertir ce qui paraît noble...
Pourquoi avait-il fallu que cela advînt alors que déjà ils se trouvaient elle et son mari aux prises avec ces dangers précis et imprécis, qui venaient de secouer Gouldsboro. Le drame de Barbe d'Or et de ses pirates. Elle-même, Angélique, et celui qu'elle aimait, vacillant encore, atteints dans leur confiance mutuelle, profondément blessés, désespérés, n'osant se le dire, n'osant se tendre les bras.
Alors qu'ils étaient ainsi en état de fragilité, de tous côtés, mystérieusement, et jusqu'au fond d'eux-mêmes, menacés, par leur propre faiblesse, quel hasard funeste avait fait surgir de la mer l'étrangère, la femme née pour semer la discorde, l'inquiétude, le doute, les tentations de la chair, les remords, les hontes secrètes, le silence... Un naufrage ! Le naufrage d'un navire nommé La Licorne attiré sur les bancs de Gouldsboro par d'invisibles naufrageurs. Les victimes se révélant plus dangereuses que les démons qui les avaient frappées. Une ronde infernale entraînant crimes, mensonges et attentats... Une conjonction de maux plus inattendus les uns que les autres. Une avalanche de morts suspectes, de calomnies, d'erreurs irréparables, commises dans un état d'insouciance qui paraîtrait inexplicable par la suite.
Dans ce fatras, ce mauvais rêve, ce grouillement de sensations inconfortables, impossibles à démêler, Angélique se rattachait à quelque chose de sûr, de certain, au moins pour elle. L'amour que lui avait témoigné Joffrey ce soir où il l'avait fait appeler : « Ça, expliquons-nous, mon cœur ! »
C'est lui qui avait fait le premier geste et on aurait dit qu'il avait hâte de dissiper les ombres entre eux, de dresser un barrage d'amour qui serait aussi une défense contre le nouvel assaut qui se préparait contre eux.
Ambroisine de Maudribourg avait débarqué le matin même. L'intuition de Joffrey de Peyrac l'avait-elle averti ? Elle aspira à le revoir de tout son cœur, l'appelant en elle-même, l'assurant de sa confiance et de son amour, en ce monde trompeur et décevant. C'était un fil ténu mais solide qui la reliait à lui et elle se répétait avec force qu'elle ne laisserait pas à la femme jalouse, la victoire sur ce point. Quoi qu'il arrivât, le souvenir des mots d'amour qu'il avait prononcés ce soir-là, le souvenir de son regard posé sur elle avec une expression énigmatique et ardente, comme s'il eût mesuré tout le prix d'Angélique à l'acharnement de ses ennemis pour l'abattre, ce souvenir resterait son viatique au cours de l'épreuve qui l'attendait.
Angélique guetta l'aube, assise un peu plus haut sur la colline. D'où elle était, elle pouvait voir les toits de Port-Royal surgir peu à peu d'une brume irisée qui était venue subitement de la mer un peu avant les premières lueurs du jour. Mais ce brouillard léger se dissipait déjà sous l'effet du soleil levant. Angélique était assise non loin de l'emplacement où le lord écossais Alexander, en 1625, avait édifié son fort, amenant sa recrue de tartans et de bérets à pompons en lieu et place du premier Port-Royal français ruiné et brûlé une dizaine d'années plus tôt par le corsaire virginien Argall sous les ordres des puritains de la Nouvelle-Angleterre. Le fort de lord Alexander avait été à son tour détruit, mais les Écossais demeuraient, faisant souche de petits rouquins parmi les Acadiens aux cheveux noirs.
Tout ce passé de Port-Royal importait peu à Angélique ce matin-là, c'était pour elle un lieu sans nom, et plutôt un décor un peu fantomatique et dont l'apparente quiétude et amabilité s'apparentait mal aux révélations que lui avait apportées la nuit. La réalité ce n'était pas ce paisible village fleuri s'éveillant parmi le chant des coqs et le tintement des cloches appelant les fidèles à la messe du matin, c'était le personnage secret d'Ambroisine, son habileté pour confondre, abuser, paralyser les esprits et les langues, par la crainte, l'aveuglement, la fascination qu'elle éveillait.
Cantor avait raison. Lorsque les uns mentent, lorsque les autres ont peur, tout peut se passer sous vos yeux et jusque dans votre propre maison, sans que vous puissiez discerner d'où vient le trouble. Votre esprit orienté différemment ne comprend ni les signes ni les allusions, les interprétant mal. Ainsi en avait-il été pour Angélique livrée à Ambroisine... Et elle savait qu'elle n'en avait pas fini maintenant qu'un bout du fil avait été saisi, qu'elle n'en avait pas fini avec les découvertes amères... Les découvertes atroces peut-être... L'aube venait, d'un bleu lourd, du côté où avait grondé l'orage, révélant peu à peu le bassin aux reflets d'étain.
La brume tombait en rosée sur les bardeaux argentés et les buissons de lupins multicolores.
Un des oratoriens, M. Tournel, dans sa soutane noire, traversa la rue principale, suivi d'un enfant tôt levé qui lui servirait la messe.
Angélique attendit encore un peu. Lorsque le soleil, en glissant vers l'est, par-dessus la crête des monts boisés, annonça cette heure matinale qui est celle où l'on prend la route, où l'on s'en va aux champs, où le berger sort ouvrir la porte des étables, où la femme pieuse se dirige vers l'église, Angélique se leva.