Si profonde était sa perplexité qu'elle avait mis un certain temps avant de répondre à Colin, et avec plus de calme qu'elle l'eût fait normalement.
– Pourquoi t'y opposer ? Je ne comprends pas. L'enfant d'Abigaël est né maintenant. Rien ne me retient ici...
Colin se contenait avec peine. Une véritable anxiété et même une angoisse se lisaient sur ses traits, bien qu'il fît effort, la première réaction passée, pour parler modérément.
– M. de Peyrac sera contrarié de ne pas vous trouver ici à son retour ! dit-il.
– Mais, précisément, c'est pour le joindre plus tôt que je veux me rendre à Port-Royal puisqu'il doit y faire relâche en revenant de la rivière Saint-Jean avant de regagner Gouldsboro.
Le gouverneur parut se calmer soudain. Une expression rusée et concentrée qu'elle lui connaissait bien, remplaça sur ses traits celle de la colère et de l'inquiétude tandis que ses yeux se fermaient légèrement. Il ressemblait à un gros animal qui vient de percevoir au fond de la forêt un bruit insolite et se recueille afin de discerner de quelle sorte de bruit il s'agit.
– Qui a dit que M. de Peyrac passerait par Port-Royal avant de regagner Gouldsboro ?...
– Mais... n'est-ce pas lui-même, avant de partir ?... Il vous l'a dit à vous aussi.
– Je n'en ai pas souvenance, marmonna-t-il.
Elle était restée ainsi debout devant lui, attendant qu'il parle de nouveau. Au fond d'elle-même, elle endiguait de toutes ses forces le flot prêt à déferler de sa défiance envers Colin. Pourquoi voulait-il la retenir ? Était-ce parce qu'il la considérait comme otage et ne voulait pas la laisser s'échapper ? Était-ce pour cela qu'il feignait de ne pas se souvenir que Joffrey devait passer par Port-Royal ? Son peu d'aménité envers Mme de Maudribourg venait-il de ce qu'il devinait que cette femme intelligente et trop intuitive l'avait percé à jour.
Angélique se posait ces questions qui eussent pu expliquer l'attitude de Colin, mais elle se refusait de leur donner encore en elle-même une réponse affirmative ou négative. Elle n'avait pas assez d'éléments et de preuves pour trancher. Simplement, elle se les posait en essayant de faire taire sa peur et en se disant que, coûte que coûte, elle quitterait Gouldsboro, puisqu'il lui était encore possible de s'échapper.
Elle avait pensé spontanément ce mot « s'échapper ». Désormais tout ce qui lui paraîtrait mettre obstacle à courir au-devant de Joffrey, elle l'écarterait sans scrupule.
Il dut lire dans ses yeux sa résolution irrévocable et entêtée.
Il dit brièvement :
– C'est bon ! Je vous laisserai partir. Mais à une condition ! C'est que votre fils Cantor vous accompagne...
Mais ç'avait été le tour de Cantor de s'opposer avec violence et arrogance à sa décision lorsqu'elle la lui avait communiquée.
– Je ne quitterai pas Gouldsboro, avait-il déclaré. Je n'ai reçu aucun ordre de mon père à ce sujet. Libre à vous d'aller à Port-Royal avec Mme de Maudribourg, si cela vous chante, mais moi je ne bougerai pas...
– C'est un service que tu me rendrais en acceptant. Pour diverses raisons, Colin hésite à me laisser partir si tu ne m'accompagnes pas...
Cantor serra les lèvres et haussa les épaules avec irrévérence.
– Libre à vous de vous laisser gruger, reprit-il de plus en plus intraitable et supérieur, je sais où est mon devoir.
– Eh bien, où est ton devoir ? demanda Angélique qui sentait la moutarde lui monter au nez, explique-toi au lieu de prendre des grands airs !
– Oui, expliquez-vous, mon enfant, intervint Ambroisine qui assistait à l'entretien. Votre mère et moi faisons confiance à votre jugement. Il faut nous éclairer et nous aider dans nos décisions...
Mais Cantor lui jeta un regard noir et, dédaigneux et très hautain, quitta la pièce.
Ce renouveau d'hostilité de Cantor avec lequel ses rapports avaient toujours été difficiles achevait de démoraliser Angélique.
– Votre fils est inquiet, murmura Ambroisine. C'est encore un enfant ! Très amoureux de vous comme tout adolescent, fils d'une mère si belle, très fier de son père. Cela le rend intuitif... Il doit souffrir d'une situation qui nous échappe peut-être, sur laquelle il sait et devine plus que nous. Il faut faire confiance aux presciences de la jeunesse. C'est un état de grâce... L'autre jour, lui voyant l'air sombre, je le taquinais, lui demandant pourquoi il ne semblait se plaire à Gouldsboro. Il me répondit qu'il n'était pas dans ses goûts de se plaire en compagnie de bandits. Je crus à une boutade, à une dispute avec sa bande d'amis... Mais il s'agissait sans doute d'une autre estimation... Le gouverneur l'a peut-être menacé... L'enfant se tait, ne sait comment se défendre... Il faudrait qu'il ait confiance en vous, Angélique, il faudrait le faire parler...
– On ne fait pas parler Cantor facilement, avait remarqué Angélique soucieuse. Quant à sa confiance envers moi, je sais qu'il ne me l'accorde pas facilement.
Elle devinait trop bien que ce cœur ombrageux de Cantor n'avait pu accueillir, sans en être blessé, les ragots qui avaient couru sur elle et Colin cet été, d'où les airs intransigeants de l'adolescent.
Ambroisine observait son visage pensif. Elle dit d'un ton qui n'était ni affirmatif ni interrogatif...
– Et vous, vous avez donc toujours confiance en cet homme, ce Colin...
– Non, peut-être pas, dit Angélique, mais j'ai confiance en mon mari. Il possède une si profonde connaissance de l'humain. Il ne peut s'être trompé à ce point...
– Peut-être ne s'est-il pas trompé... Peut-être a-t-il seulement rusé, sachant à quel redoutable ennemi il avait affaire...
– Non, dit encore Angélique.
Elle rejetait l'idée que Colin fût un traître. Et elle se cramponnait à ce regard surpris entre Colin et Joffrey, un regard de connivence, d'entente, de communication.
Mais aujourd'hui qu'elle se trouvait devant Port-Royal, enfin échappée à Gouldsboro et à son climat oppressant, tout cela lui revenait et ses craintes retenues resurgissaient, l'étouffaient... Elle se souvenait de ce qu'elle avait ressenti, précisément, à l'instant où elle avait surpris le comte de Peyrac et le pirate Barbe d'Or échangeant ce regard de reconnaissance mutuelle, de connivence... Elle avait ressenti l'affreux sentiment d'être exclue de cette entente, une femme rejetée dans la nuit, écartée, supprimée, repoussée à ses naïvetés, à ses solitudes, à son espèce faible et combattue, faible et opprimée, faible et abandonnée... Les hommes !... Toute sa méfiance, née d'avoir connu trop de trahisons, lui remontait au cœur. Joffrey l'attendait-il derrière ce rideau de brume épaisse ou poursuivait-il sa route loin d'elle... Et Colin ? Colin, l'avait-il bernée ?... Non, pas Colin !... Elle ne savait plus. Il n'y avait désormais que Joffrey qui pourrait l'éclairer sur ce point. Son besoin de lui, de l'entendre et de lui parler, était celui d'une enfant perdue n'ayant plus de point d'appui en elle-même pour se cramponner et juger de la route à suivre. L'hostilité des protestants, des Anglais, l'hostilité et l'accusation détestable du père de Vernon, l'hostilité de Cantor, peut-être de Colin...
Cantor avait fini par l'accompagner. Alors qu'elle s'affairait à organiser son départ, elle l'avait vu surgir et s'entendre avec Vanneau pour la mise en état du Rochelais, afin de conduire Mme de Peyrac et Mme de Maudribourg à Port-Royal.