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Mais, par instants, elle éprouvait comme la sensation d'une éclipse, une sorte d'anesthésie du sentiment qui lui ôtait la perception de ses rapports exacts avec lui et avec les autres. Elle les regardait évoluer autour d'elle comme sur un théâtre... Qui était fou ? Colin, Joffrey, Cantor, les protestants, le père de Vernon, elle-même ?... Quelle est la chose qui les avait rendus fous ? D'où venait ce désordre qui frappait aveuglément à droite, à gauche ! Fallait-il croire à Satan, à son pouvoir maléfique, malmenant inconsidérément comme des marionnettes incapables de lutter, les humains égarés ?

Elle se dit que tout était détruit, que tout avait un goût de cendres et que l'on ne pouvait savoir comment cela était arrivé.

Mais, en même temps, elle demeurait ferme dans sa résolution de ne rien considérer en profondeur avant d'avoir revu Joffrey.

Elle s'étendit sur sa couche avec d'infinies précautions comme si elle eût craint de briser comme verre le fragile équilibre intérieur qu'elle était parvenue à recréer en elle.

Elle dormit. Elle s'éveilla et fut très longue à prendre conscience de l'endroit où elle se trouvait. Elle se souvenait du nom de Port-Royal mais ne parvenait pas à réaliser de quoi il s'agissait. Dès que la mémoire lui revint et le souvenir de la catastrophe, elle s'interdit d'y penser.

Seule la venue de Joffrey trancherait le dilemme, autoriserait à quitter cet état de semi-léthargie dans laquelle elle se réfugiait, l'autoriserait à se baisser à ce désespoir délirant qu'elle sentait poindre à l'arrière-plan de son esprit, à ce désespoir plein de cris et d'appels.

« Mon amour ! Mon amour ! Ne me quitte pas... Je n'ai que toi... que toi !... que toi !... »

Elle s'interdisait ces cris, que répéterait l'écho des falaises, ces cris de folie...

Non ! Elle n'avait rien à craindre. Il fallait attendre simplement, comme le naufragé sur son île, en refusant de lâcher la bride à son imagination tourmentée. Mais...

Jamais journée ne lui parut plus longue que cette journée de Port-Royal où chaque seconde lui demanda un effort de patience surhumaine.

Elle devrait en connaître d'autres, à la fois plus angoissantes et plus franchement dangereuses que celle-ci, plus tard, sur le golfe Saint-Laurent.

Mais celle qui se déroula avec une lenteur infinie, dans la quiétude du petit établissement de Port-Royal, lui laisserait à jamais un souvenir de plomb, de cauchemar imprécis, impossible à dénoncer dans les apparences, et pourtant hanté de la même impuissance à le dissiper.

Lorsqu'elle s'en souviendrait plus tard, elle s'avouerait qu'elle n'aurait pu en vivre deux, dans ce même état d'incertitude mortelle et sans un seul indice à portée qui pût l'aider à s'en extraire.

Dieu merci ! Les incidents de la nuit suivante dénouaient cette crise larvée... Sans cela. Elle s'avouait avec humilité qu'elle n'avait jamais été si près de perdre son équilibre, sa foi, sa joie de vivre, et de s'avouer vaincue.

Que fit-elle au cours de cette journée, douce et sereine, au parfum de verger et de pain chaud, sur les rives du bassin de Port-Royal reflétant en mille nuances pastellisées le bleu de lin d'un ciel pur ?

Le matin, elle alla visiter, en compagnie de Mme de la Roche-Posay, quelques familles du village, principalement celles qui comptaient plusieurs générations en ce lieu. Belles familles patriarcales, originaires du Berri, de la Creuse ou du Limousin et aujourd'hui fortement mêlées de sang indien.

Dans la plupart des foyers de Port-Royal, la bru révélait sous sa coiffe blanche paysanne les larges yeux noirs d'une petite sauvagesse mic-mac que le fils avait ramenée un beau jour de ses pérégrinations dans les bois.

Pieuse, active, bonne ménagère, elle donnait naissance à de beaux enfants aux cheveux et aux yeux noirs, à la peau très blanche, qui grandissaient sagement entre les travaux des champs, la messe du dimanche, les potées de lard et de choux. Bien des sauvages mic-macs, oints d'huile de phoque ou de graisse d'ours qui, sortant des bois, hantaient Port-Royal du matin au soir, s'asseyaient au coin de l'âtre à titre de parents venus visiter leur famille française et admirer leurs petits-enfants.

Une telle atmosphère venait de l'ancienneté de Port-Royal, les germes ayant eu le temps de prendre racine et de jeter des rameaux, ou encore de sa situation fermée, close, refuge presque insoupçonnable à l'abri du long promontoire qui fermait le bassin sur les rives duquel il s'était édifié.

Les agitations et les tempêtes de la mer ou du monde, qui battaient là derrière, ne semblaient pas pouvoir parvenir jusqu'à eux. Quand les délires de la Baie Française mettaient tous les navires en péril, le bassin, lui, restait calme. L'hiver, la neige y tombait avec une douceur silencieuse et non en flagellant sur son passage.

Ce retrait, ce calme, ôtait aux habitants le goût de s'évader vers l'horizon.

Avec l'aide des Hollandais qui, également, au cours de leur histoire, avaient eu Port-Royal entre les mains, les colons acadiens avaient asséché les marais et créé des arpents de prairies où paissaient désormais vaches et moutons, où s'étendaient de superbes vergers.

Bien qu'ils fussent pauvres, manquant, une partie de l'année, du nécessaire en fer, étoffes, munitions, surtout quand le navire de la Compagnie tardait a arriver de France, une certaine richesse bucolique se dégageait de cet actif établissement francs, où lait, beurre, lard ne manquaient point, où fruits et légumes étaient abondants et savoureux, où chaque jeune fille devait avoir filé et tissé sa paire de draps de lin et chaque garçon savoir ferronner la roue d'une charrette avant d'être reconnus aptes à fonder un foyer.

Mme de Maudribourg essaya de se joindre aux deux dames dans leur promenade.

Mais Angélique n'était pas disposée à se montrer aimable envers elle, bien qu'Ambroisine cherchât avec anxiété à capter son regard.

Le groupe de La Licorne s'était refermé étroitement autour de la « bienfaitrice ». Malgré ses naïvetés et cet aspect assez inconscient de certains de ses actes qu'Angélique était peut-être la seule à connaître la duchesse avait réellement un ascendant exceptionnel sur son entourage, autorité à laquelle n'échappaient ni le secrétaire à lunettes, ni la vieille Pétronille Damourt, ni même le rude Job Simon.

– Les Filles du roi sont honnêtes, instruites, gentilles, fit remarquer Mme de la Roche-Posay comme le groupe s'éloignait de nouveau avec Mme de Maudribourg. Je les garderai volontiers pour quelques-uns de nos jeunes gens, mais leur protectrice n'a pas l'air d'y consentir. Pourtant, elle n'a pas hésité à me les expédier sans me donner d'explications. J'ai dû les nipper, les restaurer plusieurs jours sur ma cassette. Elle est un peu étrange, vous ne trouvez pas ?

Vanneau essayait d'obtenir de rencontrer Delphine du Rosier seul à seul. L'après-midi, Angélique monta avec les petits de la Roche-Posay la rude côte du promontoire à laquelle s'adossait l'établissement.

De la crête, on découvrait, d'un côté, parmi les feuillages agités par le vent, la mer verte et toujours tempétueuse de la Baie Française, de l'autre la calme étendue du bassin, brillant comme un étain poli, entre les troncs d'arbres.

Aucune voile de navire à l'horizon. Seules quelques barques de pêche. Ils redescendirent vers le village. Les garçons de la Roche-Posay s'entendaient très bien avec Adhémar. Pour ne pas les décevoir, car il était toujours attendri par les enfants, il consentit à examiner avec eux le canon d'une des plates-formes en tourelle d'angle qui défendait, en théorie, le port. Il avait quand même appris pas mal de choses au cours de ses années de service forcé. Il put leur expliquer le maniement de l'engin, comment on le nettoyait, le bourrait, l'allumait. En cherchant bien, il découvrit et là quelques boulets entreposés, qu'on monta en petites pyramides, près du canon. Cela prenait aussitôt un air rassurant. « Heureusement que vous êtes venu, soldat, disaient les enfants sous prétexte qu'il n'y a pas de munitions pour repousser l'ennemi, on laisse notre défense à vau-l'eau... » Adhémar se rengorgeait.