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Profitant de ce que tous les regards étaient fixés sur Job Simon et s'étaient entièrement détournés des captifs, le Pâle venait de s'élancer. Il courait vers le rivage puis il commença de bondir à travers les rochers découverts par la marée basse. Sa fuite était insensée. Même s'il atteignait la mer et s'y jetait, y nageait des heures, quelles seraient ses chances d'échapper, de survivre ?

Mais la créature était si diabolique que tous eurent l'impression en voyant s'amenuiser à travers les nappes frémissantes de chaleur et de lumière des brumes, la silhouette du Démon blanc, qu'il allait disparaître à leurs yeux, happé par l'horizon, comme il en était apparu un soir parmi la plaine miroitante des algues à nu et que rien ne l'empêcherait de reparaître un jour pour poursuivre ses méfaits sur la terre.

– Rattrapez-le, criait-on. Rattrapez-le.

On eût dit maintenant un lutin follet, dansant à la pointe des roches, tout au loin. Il atteignait la mer, la mer qui toujours avait été la complice de l'assassin-au-gourdin-de-plomb, il allait la rejoindre et elle le dissimulerait aux yeux des hommes. C'est alors qu'Hernani d'Astiguarza bondit, venu de la droite. Les grandes jambes se déployaient comme celles d'un danseur dans ses bonds, de roche en roche. Il fit halte, campé en silhouette noire sur le ciel jaunâtre, et son bras tenant le harpon se déploya puis se détendit avec la force d'un ressort.

Le trait siffla, entraînant le filin qui se déroula, sautant et tressaillant comme un serpent fou tronçonné.

Un cri atroce vogua sur la baie.

Hernani le Basque remonta la grève, la corde passée sur son épaule, halant derrière lui sa proie.

Parvenu devant le comte de Peyrac et Angélique, il attrapa son harpon par une extrémité et jeta devant eux, comme il aurait fait d'un requin, le corps de l'homme empalé. Puis il l'empoigna par les cheveux et le redressa afin que tous pussent voir et reconnaître cette face hideuse aux yeux fixes et vitreux, à la bouche ouverte, et à peine plus livide dans la mort que dans la vie.

Morte la Bête...

Chapitre 25

Et dans le silence horrifié, un cri s'éleva, tellement inhumain qu'on ne sut pas d'où il jaillissait.

Encore moins pouvait-on le prêter à la gracieuse créature qui se tenait là dans sa mante sombre, victime frêle au visage archangélique.

On ne comprit que lorsqu'elle s'élança, hurlant toujours, et s'abattit follement en travers du corps sans vie.

– Zalil ! criait-elle, mon frère, mon frère ! Non, pas toi... Reste ! Tu es ma force !... Ne me laisse pas sur cette terre immonde ! Ils se joueront de moi. Zalil !... Si tu es parti, je ne peux pas rester... Souviens-toi du pacte !... Ton sang entraîne mon sang... Tu vas m'arracher de mon corps... Je ne veux pas, je ne veux pas... Ne fais pas cela, maudit !... Reviens ! Reviens !

La stupeur pétrifiait les témoins de ce désespoir hystérique et il y eut tout à coup parmi eux comme une convulsion, comme si, la panique se saisissant d'eux, ils allaient se disperser pour fuir. Mais, au contraire, ce mouvement les mua en un groupe compact, pénétré d'horreur, de révolte et de soif de vengeance et qui se rua d'un seul élan sur la femme abattue.

Arrachée du cadavre auquel elle se cramponnait, frappée à coups de poing et de pied, les cheveux arrachés par poignées, les vêtements mis en lambeaux, elle ne fut plus bientôt qu'un corps sanglant et défiguré dont les appels déchirants même s'éteignirent sous l'effet de la souffrance...

Mue par un réflexe incontrôlé, Angélique s'était jetée dans la mêlée, essayant d'arrêter les furieux, et de leur arracher leur proie.

– Arrêtez ! Je vous adjure, suppliait-elle, ne vous déshonorez pas... Barssempuy, reculez. Frère Marc, pas vous, vous êtes un homme de Dieu... Job Simon, vous êtes trop fort pour abuser de votre force... Ne soyez pas lâche !...

– C'est une femme ! Et vous, capitaine, de quel droit frappez-vous ?

Hors d'eux, les hommes criaient, jetant au vent l'aveu de leur désespoir, de leur tragédie secrète, irréparable.

– Elle m'a induit en tentation...

– Elle a fait sombrer mon navire...

– Elle a fait périr mes frères...

– Elle a assassiné ma fiancée...

– Mon navire !... Mes frères !... ma bien-aimée morte, par sa faute ! Elle ! La Démone !... C'est un serpent ! Il faut l'écraser. C'est un monstre. Un monstre !

– Marcelline, Yolande. À moi ! cria Angélique.

Les deux grandes femmes bâties en force vinrent à son aide et toutes trois réussirent à traîner, hors de la foule, le corps disloqué de la duchesse, tandis que Peyrac, usant de son autorité, calmait les plus déchaînés, et que les soldats espagnols croisant leurs piques retenaient les hésitants sur le point de se jeter à leur tour dans la curée. Tout cela en quelques secondes à peine animées d'une rage si dévastatrice et cruelle que chacun en restait pantelant et comme épuisé.

On les laissa passer. Elles étaient femmes. C'était leur droit de sauver cette femme livrée à la violence des hommes.

Mais Angélique se refusait de juger l'égarement de ces malheureux, pas plus qu'elle ne se félicitait de son geste salvateur, qui avait été plus un réflexe contre ce déchaînement de violence bestiale qu'un désir de secourir son ennemie.

Aurait-elle eu la vertu d'accomplir un tel geste si elle avait dû à cette horrible créature la mort d'Abigaël ou celle de Cantor ou la perte de Joffrey ?... Et si à l'issue d'un combat épuisant, où elle avait mesuré toutes ses faiblesses, elle ne demeurait pas victorieuse.

Oui, c'était elle la victorieuse.

Ambroisine-la-Démone n'était plus qu'une épave aveugle et défigurée, dénoncée par elle-même à la face du monde et que rien ne pourrait sauver de la justice des hommes si elle échappait, en survivant, à celle de Dieu.

Les preuves de ses crimes étaient trop évidentes, les témoignages trop abondants.

C'était la fin de son règne et de ses pouvoirs sur la terre. Son frère maudit, le Démon blanc, l'entraînait avec lui dans la défaite et la mort.

Elle ouvrit les yeux et dit dans un souffle :

– Ne me livrez pas à l'Inquisition.

Jetée sur la couche de varech, dans la maison d'Angélique, sanglante, meurtrie, les haillons de ses atours de satin jaunes, bleus et rouges, livrant aux regards une chair qui n'était plus que plaies, elle eût pu inspirer de la pitié si le regard qui luisait entre ses paupières boursouflées n'eût continué à faire peser sur les trois femmes la sensation d'être guettées par un être acharné à leur perte.

– Pourquoi l'avez-vous sauvée ? demanda Marcelline à mi-voix.

– Oui, pourquoi ? répéta derrière elle le marquis de Villedavray qui entrait, accompagné du comte de Peyrac et de l'intendant Carlon.

Cependant, malgré eux, ils frémissaient, devant l'état déplorable de cette malheureuse, tout à l'heure d'une vie et d'une beauté triomphantes.

– Son dernier piège ! chuchota Villedavray, le piège ultime de Satan : la pitié. L'enveloppe humaine livrée à la fureur aveugle est pitoyable. Nous aimons trop l'image de notre propre chair et pleurons sur sa misère. Pourtant méfions-nous, amis. Tant qu'il lui restera un souffle, nous serons en danger. Et morte, cela ne vaudra guère mieux. Elle deviendra un esprit malfaisant de plus à errer du côté de l'île des démons, pour faire naufrager les navires.

Il hocha la tête.

– Ah ! L'âme immortelle ! Une sale invention ! Nous voilà bien ! Avez-vous une solution à nous proposer, monsieur l'Intendant, vous qui vous vantez de faire face à tous les problèmes ?

Carlon secoua la tête. Les événements dépassaient nettement les préoccupations habituelles de son esprit rassis et méthodique. Ses regards allaient de ce corps maltraité mais que cependant l'on ne se préoccupait pas de soigner aux visages des autres personnes présentes. La signification de leur expression lui échappait, car il n'avait pas encore compris ce que pour chacun d'eux représentait la vision de cette femme étendue et blessée. Il était pâle comme la mort et l'on voyait qu'il se demandait sans cesse s'il ne rêvait pas.