On entendit son cri terrible.
Ainsi peu des complices de la Démone échappèrent aux couteaux des Indiens. Tous les matelots des deux équipages à son service trouvèrent la mort.
Cinq Bretons du morutier furent aussi les victimes de ce massacre qui mérita à Tidmagouche le nom de « grève sanglante ».
Le comte de Peyrac sauva in extrémis par son intervention le capitaine du Faouët et Gontran le Jeune qui n'avaient pas eu le temps de se réfugier dans le fort avec son père.
Piksarett et ses Indiens négligèrent de poursuivre ceux qui avaient réussi à s'enfuir avec leurs canots vers les navires à l'ancre ou qui s'étaient cachés dans les rochers.
Ralliant ses troupes, le grand guerrier de l'Acadie repassa par le hameau et vint prendre congé d'Angélique qui se tenait toujours sur le seuil de la maison encadrée de Marcelline et de Yolande, ainsi que du marquis de Villedavray et de l'intendant Carlon, plus ou moins médusé.
– Je dois accompagner Uniacké et ses frères à Truro, déclara l'Abénakis, s'adressant à sa captive, mais je te retrouverai à Québec. Tu auras encore besoin de mon aide là-bas.
Et se tournant vers Peyrac qui l'accompagnait :
– J'ai veillé sur elle dans des dangers innombrables, sache-le, Tekonderoga7 mais je ne regrette pas ma peine, puisque les démons n'ont pas prévalu contre elle. C'est une supplication que l'on adresse à Dieu dans les prières du prône de la messe : « Que les démons ne prévalent pas contre nous », et Dieu nous a écoutés puisque voici ses ennemis anéantis.
Il se dressait dans toute sa superbe, bariolé de peintures de guerre et, des chevelures pendues à sa ceinture, le sang descendait en rigoles le long de ses jambes.
Devant lui, Angélique paraissait frêle, une femme blanche, venue d'ailleurs, d'un monde étranger, mais c'était celle que les Iroquois nommaient Kawa, et Piksarett était fort satisfait de partager avec ses lointains ennemis irréductibles le privilège de la défendre. Il abaissa sur elle son regard malicieux et triomphant.
– Te souviens-tu, toi, ma captive, lorsque à Katarunk, tu te tenais debout devant une porte. Je savais qu'Outtaké l'Iroquois, mon ennemi, était derrière cette porte, mais j'ai consenti à te laisser sa vie. Te souviens-tu ?
Elle inclina affirmativement la tête.
– Eh bien, reprit le sauvage, je sais aussi aujourd'hui qui est derrière cette porte (et il désigna le vantail de la maison où se trouvait la Démone blessée) mais comme jadis, je te laisse sa vie, car c'est ton droit d'en décider.
Il simula un départ solennel, puis se retournant une dernière fois avant de s'éloigner, lui jeta :
– Elle était ton ennemie ! Sa chevelure t'appartient !
La chevelure d'Ambroisine ! Ce pelage somptueux au parfum envoûtant !... Une chose féminine, vivante, une chose douce, une expression de la beauté terrestre, créée pour la saveur de vivre, pour le plaisir et pour l'amour, et comme toute chose humaine créée pour le bonheur, la joie, la tendresse, comme sa chevelure à elle, Angélique, sur laquelle elle sentait passer la main de Joffrey en une caresse possessive et ardente.
– Sa chevelure ! Qu'en ferais-je ?
Le crépuscule tombait sur une grève sanglante au-dessus de laquelle s'amoncelait rapidement un nuage sombre d'oiseaux.
Avec les sauvages s'éloignait l'odeur du meurtre, et de l'âpre vengeance. Il faudrait faire vite pour dégager et enterrer les corps qui revêtaient dans l'abandon résigné de la mort une sorte d'innocence.
Étourdie d'une subite lassitude, Angélique imaginait, à sa ceinture, la chevelure d'Ambroisine sombre et parcourue de reflets de feu et c'était peut-être cela mûrir, même grandir, s'assagir, atteindre la sérénité, que de ne garder de tant de turpitudes, de peur, de haine, d'indignation brûlante et de désir de mort, un sentiment de pitié pour une chevelure de femme, en déplorant que les démons eussent le pouvoir d'user de la beauté humaine pour l'avilir et la vouer, par le mal, à l'horreur et à la répulsion.
On avait dépassé les notions communes. Cela se sentait dans les propos, la façon particulière de ceux qui avaient vécu le drame en profondeur, d'aborder avec simplicité des sujets, qui, d'autre part, auraient exigé l'effroi et le murmure, attitude qui n'était pas sans choquer les « étrangers », ceux qui n'étaient entrés que depuis quelques heures dans l'affaire.
– Ce Piksarett est merveilleux ! commentait Villedavray satisfait. Nous voici tranquilles. Le nettoyage a été vivement mené. Tout est en ordre. Pas de procès, de tribunal religieux ou séculier. Nous n'aurons pas à nous déranger pour des témoignages sans fin qui nous feraient retrouver sur le banc des coupables et, qui sait ? sur le bûcher de l'Inquisition. Parfait ! Parfait ! Ces Indiens sont précieux parfois, je le reconnais, malgré leur détestable habitude de s'oindre de graisses malodorantes.
– Mais vous êtes infâme, s'écria Carlon indigné. Je ne vous reconnais pas. Vous, un homme si délicat ! Vous avez une façon de traiter ce carnage inhumain et incompréhensible qui me stupéfie avec un cynisme !...
– Croyez-moi, c'était la meilleure solution. On sait où mènent les procédures d'empoisonnements et de magie...
– Mais j'ai été mêlé à cette escarmouche, s'écria l'intendant effrayé. Il faudra que j'en réfère au grand conseil de Québec.
– N'essayez pas surtout ! C'est trop compliqué. Effaçons ! Effaçons ! Comme le vent et les oiseaux vont effacer toutes traces de ce jour sur cette plage. Pour quelques crânes décalottés, il n'y a pas de quoi nous plonger volontairement dans un merdier qui pue le soufre à plein nez. Tenez-vous coi ! Pour vous récompenser, je vous raconterai l'histoire de bout en bout. Je connais tous les détails. Cela occupera nos soirées d'hiver.
– Mais... il reste cette duchesse de Maudribourg.
– Vous avez raison. Morte ou vive elle n'a pas encore fini de nous tourmenter.
Ambroisine de Maudribourg vivait toujours, bien qu'elle parût sur le point d'expirer.
Marcelline, dévouée et courageuse, trouva, seule, la force morale de lui prodiguer quelques soins.
Pendant ce temps, le vieux Nicolas Parys convoquait la compagnie dans la salle de son fortin.
– Voilà ! déclara-t-il à Peyrac. J'ai une proposition à vous faire pour vous débarrasser de cette femme. Vous savez que je veux m'en aller et vous laisser mes terres. Le prix est à fixer mais je ne serai pas gourmand. Ce que je veux, c'est épouser cette duchesse de Maudribourg. J'aime ce genre de diablesse et je lui croquerai ses écus. Et quand il n'y en aura plus, elle me donnera le secret de la fabrication de l'or, elle le connaît.
– Mais, vous êtes fou, s'écria Villedavray. Cette sorcière vous nouera l'aiguillette et vous empoisonnera comme le duc son mari et pas mal d'autres de ses amants.
– C'est mon affaire, grommela le vieux roi de la côte est. Alors on s'entend comme ça ?...
Et comme la nuit tombait, il fit allumer ses torchères fumantes afin de dresser le bilan et l'estimation de ses biens à remettre à son successeur, le comte de Peyrac.
Chapitre 26
Mais vers le soir de ce jour, dans l'obscurité déjà profonde, il y eut un cri.
Un vent de panique souffla et Angélique ne fut pas loin de partager la terreur superstitieuse de certains.
Vivante ou morte, l'ombre d'Ambroisine continuait à planer sur les lieux. On avait eu trop à pâtir de sa malice et de ses ruses pour se croire si vite à l'abri de ses maléfices.
Or, voici qu'on retrouvait la grande Marcelline à moitié assommée contre le montant de l'âtre et vide la couche où l'on avait étendu la Démone et ouverte la fenêtre qui donnait sur les bois.