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– Je tisonnais le feu, raconta l'Acadienne, et je tournais le dos. Allais-je m'imaginer qu'elle se lèverait, elle qui était quasi mourante, ne remuait même pas le petit doigt de toutes ces heures !... Elle est venue par-derrière et m'a bousculée avec une force incroyable. Je crois qu'elle voulait me faire choir dans les flammes. J'ai lutté. En me retournant j'ai entr'aperçu sa face. Horrible ! Ses cheveux, on aurait dit des serpents qui se tordaient. Au milieu de toutes ces plaies et ces plaques noires des coups, ses yeux qui luisaient comme ceux du diable, et ses dents... ses dents, croyez-moi, il y en avait deux plus longues, plus pointues que les autres... des dents de vampire... Le cœur m'a manqué. Je crois que je me suis évanouie pour de bon et que j'ai cogné contre la cheminée en tombant. Quand je me suis reprise, j'ai vu qu'elle avait sauté par la fenêtre. Regardez voir si elle ne m'a pas mordue avec ses crocs !... Si oui, je suis bonne pour l'Enfer !... Ah ! Pauvre de moi !

Courageusement, elle offrait son beau cou blanc et solide à l'examen. Elle était prête à tout, mais Villedavray lui assura de la façon la plus savante et théologique qu'elle ne portait aucune trace de morsures et n'avait rien à craindre de cette suprême attaque d'un suppôt de Satan.

Malgré tout, l'émotion était à son comble. Joffrey de Peyrac apaisa les esprits en disant qu'il se pouvait qu'une personne, douée de propriétés psychiques hors du commun comme la duchesse de Maudribourg, retrouvât subitement, malgré la gravité de ses blessures, une force surhumaine, lui permettant certes de se lever, de courir, de fuir devant elle dans un dernier sursaut de vitalité forcenée, mais dans la forêt de toute façon elle n'irait pas loin.

On envoya quelques hommes sur ses traces, ils revinrent sans avoir relevé aucun indice.

Aussi bien l'obscurité était profonde, la forêt hostile, et une lourde atmosphère régnait sur ce rivage où l'on achevait d'ensevelir les morts, et où personne cette nuit-là ne trouva le courage de prendre du repos.

Une vision s'imposait à Angélique et elle sentait, au long de son échine, un frisson la parcourir.

Elle voyait... oui, elle voyait...

Il semblait qu'avant de se rompre définitivement et de la délivrer, le lien qui l'avait enchaînée par la violence d'une lutte sourde et acharnée à son ennemie la plus redoutable, envoyée pour la perdre, ce lien une fois encore la reliait à celle qu'elle avait appris à connaître dans le secret afin de s'en défendre, et « elle la voyait »...

Elle voyait cette femme démente, fuyant dans ses robes de satin haillonneuses, fuyant follement à travers la sauvage forêt d'Amérique... Et, lancée sur ses traces, une sombre boule luisante, dévalant les ravines à sa suite, se coulant sous les halliers, se rapprochant, se rapprochant de la fugitive, bondissant sur ses épaules, l'abattant et la déchirant de ses griffes, tandis que se révélaient les yeux de feu et le rictus démoniaque retroussé sur les canines aiguës de la bête. Le monstre !... Le monstre dont parlait la prédiction. « ... Et je vis sortir des taillis une sorte de monstre velu qui se jeta sur la démone et la déchiqueta, et la mit en pièces, tandis qu'un jeune archange à l'épée étincelante s'élevait dans les nuées... »

– Où est Cantor ? s'écria Angélique.

Et elle se mit à le chercher de tous côtés, allant d'un groupe à l'autre, essayant de discerner sa silhouette déjà altière, sa chevelure blonde. Si elle l'avait rencontré, elle l'eût hélé : « Cantor ! Où est ton glouton ? Où est Wolverines ? » Mais elle n'aperçut ni Cantor ni le glouton. Marcelline, que son agitation étonnait et qui était remise de ses émotions, lui dit :

– Pourquoi vous inquiétez-vous ? Qu'est-ce que vous voulez qu'il lui arrive à votre Cantor ! Il y a belle lurette qu'il n'est plus un poupon, ce petit gars-là ? Mais je vous comprends ! Nous autres les mères, nous sommes toutes pareilles !

De guerre lasse, Angélique s'assit sur le banc qui se trouvait devant sa maison. Elle serra son manteau contre elle. C'était la suprême anxiété, la dernière attente, la dernière fois qu'elle se recueillait dans l'isolement de cette tragédie, perceptible à elle seule, et qu'elle allait quitter comme on quitte un pays visité au passage, où l'on ne voudra certes jamais revenir, mais d'où l'on ramène quelques précieux trésors.

Le clair de lune se leva derrière les falaises. Les yeux restaient partout allumés sur la plage. Les lumières des navires dansaient, nombreuses dans l'eau du bassin. Des bâtiments à la rive il y avait une animation incessante. Les Bretons rescapés, mornes et dolents, commençaient de plier bagage, halaient à leur bord les derniers tonneaux de morue salée.

Le comte de Peyrac sortit de l'ombre.

Il vint s'asseoir près d'Angélique. Il mit son bras autour de ses épaules et l'attira contre lui. Elle voulut lui parler de Cantor et de la vision qui la tourmentait, mais elle se tut.

Il fallait goûter ces minutes, savoir émerger du cauchemar, se guérir du cruel face à face.

Il lui semblait qu'elle était différente ou plutôt qu'elle avait acquis quelque chose qui lui était inaccessible jusqu'alors et qui la rendait différente. Cette chose encore mal définie ajoutait à sa personnalité tout en la fortifiant. Mais elle ne savait pas très bien ce que lui réservait l'avenir et c'est pourquoi elle éprouvait le besoin de se taire. Plus tard elle découvrirait qu'elle était devenue plus indulgente, plus tendre à la faiblesse humaine, mais aussi plus distante, moins concernée par l'entourage, plus libre d'esprit et de cœur, plus amicale envers elle-même, plus apte à goûter la saveur de la vie, plus intimement reliée à l'invisible, à ce qui n'est jamais prononcé, et qui régit en profondeur les actes des humains. Richesses sans prix, trésor inappréciable que laissait sur son âme, en se retirant, la vague maléfique.

En elle l'attente peu à peu changeait de signification, débouchait vers la confiance, le bonheur, la joie des certitudes.

Joffrey, par instants, baisait son front, caressait ses cheveux.

Ils parlèrent peu au cours de cette nuit, qui était encore, entre l'inconnu du lendemain et le poids d'une journée tragique, pleine de sang et d'anathèmes, une nuit d'attente.

Le comte expliqua seulement pourquoi le mois dernier il avait fait voile vers le golfe Saint-Laurent sans s'arrêter même à Gouldsboro.

Alors qu'il se trouvait encore sur la rivière Saint-Jean à régler l'affaire de Phipps et des officiels de Québec, il avait reçu un message de la côte est l'avertissant qu'on pouvait lui fournir des renseignements de la plus haute importance concernant La Licorne, la duchesse de Maudribourg et un complot contre lui ourdi.

C'est pourquoi, hâtivement, il se rendit sur le golfe. Cet avertissement corroborait sa propre intuition que la duchesse de Maudribourg et le navire à l'« oriflamme orange » qui les espionnait et leur tendait des pièges, avaient d'une certaine façon partie liée entre eux. Ce soupçon lui en était venu à l'esprit dès le jour où la duchesse avait débarqué si glorieusement à Gouldsboro. Lui aussi avait été sensible – mais d'une façon plus nette qu'Angélique – à ce qui sonnait faux dans la mise en scène de la belle « Bienfaitrice ». De plus, ayant examiné l'épave de La Licorne et les cadavres des victimes de naufrage, il en avait déjà retiré l'impression que l'affaire était suspecte, et les réticences de Simon à propos de son erreur de pilotage l'intriguaient...

Après l'arrivée spectaculaire de la duchesse, si miraculeusement – et élégamment – sauvée des eaux, s'évanouissant à leurs pieds, accaparant l'attention et l'attendrissement, son inquiétude s'était accrue. Que signifiait cette convergence vers Gouldsboro d'êtres et de navires si disparates et si divers ? Son instinct refusait de n'y voir que la main du hasard.