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Le vieux seigneur de la côte est, enveloppé dans sa houppelande et serrant sa cassette sous le bras, monta dans la chaloupe qui l'attendait. Peu après, le morutier breton hissait les voiles et s'éloignait. Il ne reviendrait jamais à Tidmagouche.

Villedavray remonta la grève en se frottant les mains.

– Bonne affaire ! Au moment des adieux j'ai dit à ce vieux filou : « Je vous laisse quitte de l'argent que vous me devez sur l'an passé. Mais à une condition, c'est que vous me donniez votre recette de préparation du cochon de lait tel que celui que nous avons dégusté dans votre bouge mal éclairé, le premier soir de notre arrivée. » Vous vous souvenez, Angélique ?... Non ?... Évidemment nous étions tous un peu préoccupés, ce soir-là, mais le cochon de lait croustillant, c'était délicieux. Et je sais que le bougre est gourmet et à l'occasion met la main à la pâte. Il a été cuisinier avant de se faire naufrageur et propriétaire de grèves. Bref ! Je le tenais, et il m'a tout confié, aussi bien, il n'avait pas d'autre alternative. Je sais tout de son secret à un grain de poivre près... C'est une recette des Caraïbes que lui a enseignée un boucanier de ses amis et qui, en fait, tient ses origines d'un détour vers la Chine... On creuse un grand trou, on y met des braises..., il faut aussi une laque spéciale, mais ici nous avons d'excellentes résines, je vais envoyer des sauvageons en quérir en forêt... Marcelline, Yolande, Adhémar, venez tous... Au travail...

Il ôta son chapeau, sa redingote, releva ses manchettes de dentelles.

– Maintenant que nous voilà entre gens de bonne compagnie, nous allons nous préparer un festin royal... Et vous aussi, l'Anglais, ôtez votre couvre-chef en pain de sucre et venez m'assister à la rôtisserie... On va vous faire festoyer à la française. Ça vous changera de vos bouillies d'avoine de la Nouvelle-Angleterre.

On finirait donc par admirer la grande Marcelline ouvrant ses coquillages à la vitesse de l'éclair, tandis que les tréteaux dressés sur la plage, dans le soir tombant, se garniraient de mets odorants et croustillants. Chacun avait voulu jouer sa partie et même l'intendant Carlon s'était lancé dans la fabrication d'une sauce.

On alluma des torches quand la nuit vint et des feux tout alentour.

– Dansons, les Basques ! s'écria Hernani d'Astiguarza... Une dernière farandole avant de regagner l'Europe !...

Malgré les efforts des démons pour attrister les humains de bonne volonté, la saison d'été se terminait en beauté.

Le lendemain, les Basques mirent à la voile, vers l'Europe, puis Phipps vers sa Nouvelle-Angleterre.

Qu'attendait-on sous ce ciel d'opale ? La pluie ne s'annonçait pas encore. La poudre tombait des arbres, des sapins, des épinettes noires, en quenouilles hérissées tout le long des falaises. Des relents d'incendie venaient de l'arrière-pays.

Son séjour comme captif des puritains paraissait avoir fort débrouillé Adhémar. Il s'était promu cuisinier-chef pour toute la noble société. Et s'étant fabriqué une toque blanche qui s'associait on ne peut mieux à son uniforme avachi, il annonçait triomphalement, quand sonnait l'heure du dîner :

– Nous deux Yolande, on vous a préparé un de ces homards ! Venez goûter ça.

– Il est très bien ce garçon, estimait Villedavray, j'ai envie de le prendre à mon service. Et vous, Angélique, vous devriez vous attacher la petite Yolande comme chambrière. Elle est charmante, cette enfant, sous ses dehors bourrus. Je l'aime beaucoup et je voudrais lui donner l'occasion de sortir de son trou sauvage. D'autant plus qu'elle a l'air de bien s'entendre avec ce nommé Adhémar...

Angélique regardait la « petite » Yolande transportant des couffins de coquillages ruisselants avec l'aisance d'un débardeur turc. Elle la voyait mal en soubrette.

– Eh bien ! Elle vous servira de garde du corps, proposa Villedavray. À Québec, cela pourra vous être utile...

– Mais, je vous en prie, intervint Carlon qui se trouvait là ainsi que quelques gens de sa suite, confirmez-moi, comte – et il se tournait vers Joffrey de Peyrac également présent – confirmez-moi s'il s'agit d'une plaisanterie ou d'un projet sérieux. J'entends sans cesse le marquis s'adresser à Mme de Peyrac comme s'il ne faisait aucun doute que vous-même et votre épouse comptiez vous rendre en Nouvelle-France et même en sa capitale et y passer l'hiver.

– Mais, bien sûr qu'ils s'y rendront, affirma Villedavray en pointant du nez. Je les ai invités chez moi et je n'admettrais pas que quiconque se montre incivil envers mes hôtes...

– Mais enfin vous dépassez les bornes, s'emporta l'intendant de la Nouvelle-France, vous en parlez comme s'il s'agissait de se rendre à médianoche dans le quartier du Marais ! Quand vous avez quelque chose en tête, vous ! Vous refusez de regarder la réalité en face. Nous ne sommes pas au cœur de Paris, mais à des milliers de lieues, et responsables de territoires immenses, déserts et dangereux. La position de M. de Peyrac est celle d'un intrus que nous avons plus ou moins le devoir de déloger de ses positions et s'il s'avisait de se rendre sous Québec nous devrions le considérer en ennemi franchissant les eaux territoriales. De plus, vous n'ignorez pas que la ville est fort divisée au sujet de la comtesse, son épouse. Pour des raisons plus ou moins rationnelles, on s'est monté la tête à son propos, on lui prête des pouvoirs obscurs, on a colporté sur elle des horreurs. Si elle a l'imprudence de venir à Québec, on lui lancera des pierres !...

– J'ai des boulets pour répondre aux pierres, riposta Peyrac.

– Parfait ! J'enregistre votre déclaration ! triompha Carlon, sarcastique. Vous entendez, marquis ?... Ça commence bien !

– Pax ! dit Villedavray impérieux. Nous venons de déguster ensemble un excellent homard. C'est la preuve que tout peut s'arranger. Je parlerai votre langage, monsieur l'intendant. Politiquement, la visite de M. de Peyrac s'impose. Puisque nous sommes loin du soleil, c'est-à-dire des caprices de Versailles et de ses fonctionnaires parisiens, profitons-en pour œuvrer en personnes raisonnables, c'est-à-dire qui ont la sagesse de s'asseoir autour d'une table de discussion avant d'en venir aux mains. C'est pourquoi, et non par simple légèreté comme vous l'insinuez, que j'insiste tant pour que cette visite ait lieu. Et il est indispensable que Mme de Peyrac accompagne son mari, précisément pour dissiper par sa présence, en se faisant mieux connaître, l'inquiétude et l'hostilité suscitées par des ragots. Ragots sans fondement mais systématiquement répandus, à seule fin de dresser l'opinion contre toute solution autre que violente du conflit qui nous oppose au comte.

– Répandus par qui ? interrogea Carlon, agressif.

Villedavray n'insista pas. Il savait que Carlon, gallican invétéré, était tout dévoué aux jésuites. Ce n'était pas le moment de remuer ce feu couvant sous braises.

– Convenez que j'ai raison, reprit-il persuasif. Vous avez pu vous rendre compte aussi bien ici qu'à la rivière Saint-Jean que M. de Peyrac qui a fondé le port de Gouldsboro et s'est implanté, au surplus, le long du Kennebec, n'est ni un plaisantin ni homme à se laisser déloger facilement, et que la sagesse, je le répète, est le compromis si nous voulons ménager la paix de la Nouvelle-France, en général, et de l'Acadie en particulier.

– Je vois ! Je vois ! constata Carlon, amer. Je gage que vous avez dû déjà vous arranger avec lui pour vos dividendes...

– Hé ! Qui vous empêche d'en faire autant ? riposta Villedavray.

Devant cet échange fiévreux de paroles décisives, Angélique avait en vain essayé d'ouvrir la bouche. Elle estimait qu'elle avait tout de même son mot à dire. Mais elle s'aperçut que Joffrey lui faisait signe de ne pas intervenir.