Plus tard, l'attirant à l'écart, il lui dit qu'il y avait un certain temps qu'il partageait l'opinion de Villedavray sur la nécessité d'aller en personne s'expliquer avec le gouvernement de Québec. Malgré l'audace d'une telle démarche dangereuse pour lui, non seulement considéré en allié des Anglais, mais ancien condamné de l'Inquisition, comme pour elle, banni du roi de France, malgré le risque de tomber dans un guet-apens, de se trouver pris comme dans une souricière au sein de Québec la française, leur position en Amérique du Nord était désormais telle qu'il pouvait envisager de parler d'égal à égal avec les représentants de l'autorité royale, dans ses colonies lointaines. Cet éloignement même changeait les données de la rencontre. Et l'isolement dans lequel vivaient les Canadiens, ces Français du Nouveau Monde, loin de la mère patrie, pour ne pas dire l'abandon dans lequel on les laissait quelque peu, les rendait plus indépendants, plus aptes à régler les questions qui les concernaient directement, selon les impératifs du présent, et sans se soucier du passé.
Peyrac était déjà assuré de la sympathie du gouverneur, un Gascon comme lui, M. de Frontenac, ce qui était un atout d'importance.
Autre pion à considérer, au centre des passions et qui ne s'était pas prononcé encore à leur sujet, l'évêque, Mgr Laval, une forte personnalité, dont l'adhésion ou la réserve pouvait décider de bien des choses.
Restait les jésuites, franchement hostiles et surtout le plus influent de tous, ce père d'Orgeval qui semblait se trouver l'instigateur du complot diabolique dont ils avaient failli être les victimes. Jusque-là, il s'était dérobé au face à face. La présence de ses adversaires à Québec l'obligerait à se montrer et à les affronter le visage nu ou s'il voulait se dérober encore, de voir affaiblir, à coup sûr, sa position, car il ne devait pas ignorer que dans de telles rencontres politiques les absents ont toujours tort.
Tout militait donc pour encourager le comte de Peyrac dans cette expédition, et même avant de quitter Gouldsboro pour la rivière Saint-Jean, il avait pris secrètement sa décision, se réservant d'y renoncer si des événements imprévus s'opposaient, avant l'automne, à son exécution. Cependant, en vue de cette visite dans la vivante petite capitale de la Nouvelle-France, il avait donné rendez-vous au Sans-Peur sur le golfe Saint-Laurent, dans les premiers jours d'octobre, après avoir chargé Vaneireick de se rendre dans les riches villes espagnoles du golfe des Caraïbes faire l'acquisition de présents qu'il se réservait d'offrir aux notables de Québec.
Et n'ignorant pas que le principal obstacle qu'opposerait Angélique à ce projet de voyage, ce n'était pas certes la crainte d'affronter Québec, mais l'ennui d'être séparée, un hiver entier, de sa fille, et sans grande possibilité d'avoir des nouvelles fréquentes de l'enfant, il avait envoyé un message à l'Italien Porgani, chef de son poste de Wapassou.
Il le chargeait de faire escorter la petite Honorine jusqu'à Gouldsboro, d'où, suivant des instructions ultérieures qu'il avait remises à Colin, un navire l'amènerait sur le golfe Saint-Laurent, où ses parents l'attendraient. Elle devait déjà être en chemin, contournant la presqu'île de la Nouvelle-Écosse, à bord du Rochelais. Il s'en fallait de quelques jours.
Les obstacles tombant, Angélique se laissa aller à la joie de revoir bientôt sa petite fille, dont il lui semblait qu'elle ne lui avait jamais été si chère, et aussi à l'excitation qui l'envahissait à l'idée de cette expédition de Québec. Elle prêta une oreille plus attentive aux descriptions dithyrambiques de Villedavray, qui se préparait minutieusement et presque heure après heure, pour son hiver québécois, un programme de festivités et de réjouissances près desquelles pâliraient les meilleurs divertissements de Versailles.
– Versailles ! Ne m'en parlez pas ! C'est une trop grosse machine à remuer. C'est surfait. Il faut être en petit comité pour s'amuser...
Des deux navires attendus, le Sans-Peur arriva le premier. Il eut la bonne idée d'aller s'embosser dans les criques rougeâtres de l'île Royale, et Vaneireick, seul avec son second, vint visiter le comte de Peyrac à Tidmagouche, et apporter les marchandises qu'il avait été chargé d'acquérir.
On n'eut pas à subir les trognes patibulaires de son équipage et si Aristide Beaumarchand rencontra son frère de la côte de pénible mémoire, Hyacinthe Boulanger, afin de trafiquer des résidus de mélasse pour la fabrication de son « coco-merlo », cela ne dérangea personne.
Le choix de Vaneireick quant aux présents à offrir aux dames et aux personnages influents de Québec était des meilleurs. Les couvents se réjouiraient de recevoir en don des tableaux religieux de belle facture. Il y avait des ornements d'église et des objets du culte d'or et de vermeil, et dans le domaine profane des bibelots, des bijoux, un petit ange en or et émail d'un artiste italien réputé du XVème siècle, une coupe en or massif, également d'origine italienne, représentant un coquillage et dont le pied était formé d'une tortue d'or ciselé, incrustée d'écaille et qui portait sur sa carapace un lézard de jade vert.
Joffrey de Peyrac mit de côté cette petite merveille en disant : « Pour Mme de Castel-Morgeat. »
Le plus précieux était représenté par deux « Agnus Dei », sortes de petits reliquaires d'or contenant une pastille de cire. Les conditions dans lesquelles étaient fabriquées ces pastilles au cours de la messe pascale du Pape à Rome en faisaient des amulettes très recherchées parce que fort rares et passant pour apporter la protection toute spéciale des saints et de la Vierge Marie. Vaneireick les avait obtenues d'un évêque espagnol, on ne savait pas si c'était en échange d'un service rendu ou sous la menace, mais elles étaient absolument authentiques et sans aucune falsification possible.
Peyrac en réserva un pour Mgr Laval et l'autre – on s'étonna un peu – pour cette femme qui tenait un estancot dans la Basse-Ville, et qui avait de ce fait un certain pouvoir souterrain sur la population mâle de la cité : Janine Gonfarel.
Il y avait également profusion d'étoffes de toutes sortes : velours et soieries, robes et colifichets, qu'Angélique répertoria et rangea avec l'aide des Filles du roi.
Celles-ci seraient naturellement du voyage. Et l'on espérait qu'en suivant leur destin prévu, celui d'épouser quelque bon célibataire canadien, elles oublieraient la terrible aventure à laquelle elles avaient été mêlées. Delphine les avait prises en charge avec autorité et compétence. Elle s'entretenait souvent avec Angélique. Les événements qu'elle avait vécus l'avaient profondément marquée. Elle demanda à Angélique si celle-ci voudrait la prendre comme demoiselle de compagnie lorsqu'elle serait à Québec.
Angélique avait déjà accepté Yolande comme chambrière. Elle pensait que ces projets étaient prématurés et que Delphine se remettrait et serait contente d'être présentée à Québec à de jeunes officiers, selon les conventions de son engagement. Elle lui dit de continuer de s'occuper de ses compagnes jusqu'à leur arrivée dans la capitale de la Nouvelle-France.
– Aussi bien, nous ignorons l'accueil qui nous y sera fait. Vous serez peut-être obligée de vous dissocier de nous.
Il fallait aussi régler le sort du pauvre Job Simon, l'ex-capitaine de La Licorne naufragée, qui errait comme un corps sans âme, avec le mousse rescapé à sa suite.
Le comte de Peyrac lui proposa le commandement d'un morutier qui appartenait à la flotte de Gouldsboro et qui croiserait désormais dans les parages de Tidmagouche, assurant plus ou moins la colonisation du lieu par un trafic de poissons séchés, d'accueil et de ravitaillement d'eau douce et de vivres frais pour les navires arrivant d'Europe et qui feraient là leur première escale après la traversée de l'Océan.