– Pourquoi non ? Les hommes ont-ils tant d'importance pour vous ? Pourquoi paraissez-vous si déconcertée par mon désir ? Vous n'êtes pas naïve, que je sache. Et vous êtes sensuelle. Vous avez vécu à la Cour, même vous y meniez les plaisirs du roi, m'a-t-on dit. Mme de Montespan m'a conté à votre propos maintes anecdotes libertines. Les auriez-vous oubliées, madame... madame du Plessis-Bellière ?... Sachant ce que je sais sur vous, je ne peux croire que vous refusiez un instant de plaisir lorsqu'il se présente...
Profitant de la stupeur d'Angélique, entendant évoquer Mme de Montespan et sa vie passée à la Cour, la duchesse de Maudribourg avait dégagé ses poignets des mains qui les retenaient.
Elle les frotta doucement, comme si l'étreinte d'Angélique les eût meurtris, et ses yeux brûlants continuaient à observer celle-ci dans la pénombre, que hachaient de temps à autre des lueurs fulgurantes.
Une soudaine expression d'amertume tordit sa bouche.
– Pourquoi vous montrez-vous si froide ? Si un homme vous caressait vous vibreriez déjà d'une autre façon, j'en suis certaine. N'avez-vous jamais goûté ces plaisirs de la main d'une femme ? C'est dommage ! Ils ont leurs charmes.
Elle eut à nouveau son rire de gorge, à la fois irritant et charmeur.
– Pourquoi laisser aux seuls hommes le soin de nous rendre heureuses ? Ils sont si peu doués, les pauvres patauds !...
Elle rit encore, mais cette fois d'un éclat brusque, grinçant et métallique.
– Leur science est si courte ! Tandis que la mienne...
Elle se rapprocha d'Angélique et ses bras lisses, au parfum tiède, l'enlacèrent de nouveau.
– La mienne est infinie, chuchota-t-elle.
Ses bras étaient d'une douceur veloutée, mais leur suavité même causa à Angélique une horreur inexprimable.
Comme tout à l'heure quand elle avait été arrêtée sous le porche, elle avait l'impression qu'un serpent souple et d'une force irrépressible s'enroulait autour d'elle, se lovant avec une égoïste sensualité à son corps, l'oppressant d'une étreinte doucereuse et avide.
Qui a dit que les serpents sont froids, visqueux ? Ce serpent-là, animé d'une vie chaleureuse, d'une tendresse bouleversante, d'un charme insinuant et impérieux, avec la lumière fixe et rayonnante de son beau regard humain fixé sur elle, elle savait qu'il était le Serpent, et qu'il surgissait tout droit des brumes enchantées de l'Éden, des splendeurs du jardin sans nom, aux premiers jours du monde, où s'épanouissaient toutes les splendeurs de la création, où toute chair était innocente...
Si forte était son impression qu'elle ne se fût pas étonnée de voir une langue fourchue glisser subtilement entre les lèvres rouges entrouvertes d'Ambroisine.
– Tu sauras tout, dit cette bouche près de la sienne, et je te devrai tout. Ne me refuse pas la seule volupté que je puisse connaître sur terre.
– Laissez-moi, dit Angélique, vous êtes folle.
Les bras qui l'emprisonnaient relâchèrent leur étreinte et la vision à la fois effrayante et paradisiaque parut s'effacer, tandis que retombait la nuit trouée d'éclairs. Les sons et les mouvements de la réalité alentour revinrent à la perception d'Angélique : le chant strident des cigales, le froissement des flots sur la grève.
Ce fut à peine si elle perçut le bruit de pas qui s'éloignaient tandis que la silhouette d'une femme courant se fondait dans la nuit comme un blanc fantôme.
Chapitre 4
Angélique se retrouva assise sur sa couche de varech, dans la petite maison de bardeaux. Elle était abasourdie, et en même temps l'incident qui venait de se passer et qu'elle n'était pas très sûre encore de ne pas avoir rêvé avait comme dissipé la tension oppressante qui l'avait hantée tout le jour. Il lui semblait être brutalement retombée sur ses pieds et elle en éprouvait un certain soulagement. Ainsi elle s'était posé maintes fois la question angoissante : « Qui est fou ?... Colin, Joffrey, moi-même, les Anglais, les Huguenots, le père de Vernon ? » Tout à coup la réponse éclatait en évidente clarté. C'est elle qui est folle. Elle, la duchesse de Maudribourg.
Et à cette lumière bien des choses lui semblaient se remettre en place : les propos de Colin et ceux des deux pirates qu'elle prétendait avoir surpris et aussi ceux qu'elle prêtait à Joffrey, et même les paroles d'Abigaël chargée de s'informer de la part des protestants si les Filles du roi demeuraient à Gouldsboro, méfiance qui avait blessé Angélique. Soudain, passait fugitivement le visage hautain du jésuite fronçant les sourcils lorsque Angélique lui avait dit : « Vous vous êtes opposé à ce que les Filles du roi demeurent à Gouldsboro. »
Et lui : « Moi ? Je ne me suis pas mêlé de cette affaire... »
C'était bien pourtant Ambroisine qui lui avait dit, à elle : « Le père de Vernon s'y oppose absolument... Il craint pour l'âme de mes filles. »
Mensonges !... Travestissement de la vérité et des apparences par l'habileté d'un espoir égaré.
Il était assez inattendu que la révélation d'un aspect insoupçonnable de la personnalité de la duchesse, ses dispositions à des passions coupables qu'Angélique ne lui eût jamais prêtées, lui révélassent en même temps comme découlant de source sûre, que d'elle venaient tous les mensonges. Mais une logique se dégageait de ces événements troubles et décevants. La transformation d'Ambroisine, ce n'était pas une transformation. C'était son attitude première, celle qu'elle avait adoptée devant Angélique, de jeune femme d'œuvres, pieuse, dévouée, un peu exaltée de religion, puis dévoilant peu à peu les tourments cachés de son âme meurtrie, c'était ce personnage-là qui était un mensonge. La vraie Ambroisine, c'était celle qui tout à l'heure avait prononcé de si étonnantes paroles...
« Mais quelles étonnantes paroles ? » s'interrogeait-elle, de nouveau déconcertée et doutant de bien saisir la situation. Un être désaxé, s'égarant à la suite de libations un peu trop généreuses, s'abandonnant à des déclarations amoureuses insolites, dont demain elle aurait honte.
Non, en cela même ne résidait pas la solution du mystère... Folle, désaxée, oui, mais de là à la charger de tout le poids de la cabale sanglante et si nettement concertée qui s'attaquait à elle et à Joffrey, n'était-ce pas tomber dans l'excès contraire ?...
Puis, un aveu tombé d'Ambroisine lui revenait : « Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir... »
Alors, un instant, il lui paraissait avoir capté entre ses mains la véritable Ambroisine, et non celle aux. larges yeux de biche traquée qui gémissait : « Je ne peux supporter qu'un homme me touche... Vous ne pouvez savoir ce que c'est d'être une enfant de quinze ans livrée à un vieillard lubrique. »
Celle qui avait inspiré sa pitié. Qu'était-elle ? Dangereuse, amorale ou pitoyable ?
Comment savoir la vérité ? Qui pouvait parler sans fard d'Ambroisine de Maudribourg ? Ses protégés l'aimaient et la vénéraient visiblement.
Et elle s'avisait qu'elle n'avait jamais parlé avec quiconque de la duchesse de Maudribourg, de l'opinion que les uns ou les autres en avaient, ni avec Abigaël ni avec Joffrey.
Joffrey l'avait simplement renseignée sur le duc de Maudribourg, son mari, renseignements qui correspondaient à ce qu'Ambroisine lui en avait appris par la suite. Le comte avait reconnu aussi qu’elle était fort savante.
Mais ce qu'il pensait, lui, de la « bienfaitrice », elle l'ignorait, et cela lui causa, lorsqu'elle s'en avisa, une impression désagréable, comme chaque fois qu'elle associait dans sa pensée le nom d'Ambroisine à celui de Joffrey. Son mari ne lui avait pas tout dit au sujet de cette femme et même il lui semblait qu'il avait voulu lui cacher certains faits. Avait-elle donc été dupe ? Les gens ne parlaient pas d'Ambroisine de Maudribourg, c'était un fait. Hasard ou réflexe, de crainte ou d'incertitude ?