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Le silence, cette fois, régna un long moment. On en oubliait le navire annoncé.

– Et... Et le Roi vous a-t-il amnistié ?... interrogea enfin l'intendant.

– Oui et non... Oublié plutôt. Mais voici encore l'une des raisons pour lesquelles je me rends aujourd'hui en son fief. Je veux me rappeler à son bon souvenir. Il n'est que temps. J'ai beaucoup erré par le monde du fait de cette condamnation.

Des matelots s'approchaient, tenant en mains des tiges d'amadou enflammées. Ici et là, ils allumèrent les lanternes que soutenaient des cornes de cuivre ouvragé, et brusquement la scène s'illumina, révélant des visages aux expressions diverses. Villedavray jubilait. L'affaire se corsait. Cela devenait intéressant. Carlon était blême. Le guêpier dans lequel il s'était fourré était encore plus malsain qu'il ne le croyait. Les anciens compagnons de Peyrac, Erickson, d'Urville, ne marquaient pas d'étonnement, intrigués seulement de le voir faire ces brusques révélations. De leur chef, ils pouvaient s'attendre à tout et ils étaient habitués. Il n'agissait jamais sans discernement, et toujours selon un plan conçu d'avance, dans un but déterminé.

Ceux, plus nouveaux à servir sous ses ordres, comme Barssempuy ou Vanneau, montraient également une certaine indifférence. Ils étaient tous gentilshommes d'aventures qui avaient suivi des destinées diverses et savaient que tous cachaient un secret obscur, n'appartenant qu'à lui, et qu'il dépendait d'eux seuls de le révéler ou de le garder jusqu'à la mort.

Ce soir, le chef de la flotte de Gouldsboro avait choisi de parler. C'était son affaire.

Angélique était stupéfaite et troublée. Elle avait tressailli en entendant son époux faire tout de go une telle déclaration terrible.

Alors qu'elle sentait peser sur eux, malgré l'éloignement, l'ostracisme du roi de France, voilà que tout à coup Joffrey s'écriait : « Sire ! Me voici ». Le voici ressuscité ce seigneur de Toulouse que vous avez laissé condamner jadis afin de détruire sa superbe qui portait ombrage à la vôtre...

– N'était-ce pas folie, une telle provocation ?

L'intendant Carlon se fit l'écho de ses pensées :

– Vous êtes fou décidément ! Un tel aveu ! Devant nous ! Le roi de France représente une puissance colossale et vous la bravez.

– En quoi donc ? Que déclarai-je que Sa Majesté ne sait déjà ! Si je lui dénie d'avoir pu prévoir que je me rendrais cet hiver à Québec, je n'en suis pas moins certain qu'Elle s'est renseignée en ce qui nous concerne, du fait des rapports qui lui ont été adressés et qui faisaient mention de mon établissement dans le Maine. Or, depuis trois ans que j'ai abordé l'Amérique du Nord, je n'ai pas caché mon véritable nom : Comte de Peyrac de Morens d'Irristru. Je lui ai donné le temps de se rappeler ce vassal, condamné et banni jadis, et de le considérer peut-être sous un autre aspect. Moi aussi, aujourd'hui, je représente une certaine puissance. Les années ont passé. Le Roi est au faîte de sa gloire. Il peut reconsidérer avec plus d'indulgence la situation présente.

– N'empêche ! Quelle audace ! répéta Carlon.

– Je ne crois pas que ce soit pour lui déplaire.

– Vous êtes un joueur.

– Et vous, monsieur l'intendant, n'êtes-vous pas un brin hypocrite ? N'avez-vous pas entendu quelques allusions à ces événements passés ? Les autorités de Québec ne sont-elles pas au courant déjà ? Dans le rapport qui a dû parvenir à M. de Frontenac, de telles choses ont certainement été notées. Je vous le réitère, depuis que je suis en Nouveau Monde je n'ai jamais cherché à dissimuler ni mon véritable nom ni mes titres, et il était facile en les communiquant à Paris d'obtenir tout éclaircissement à mon sujet. Je sais que le père d'Orgeval s'en est chargé.

L'intendant haussa les épaules et poussa un soupir à faire tourner les moulins.

– Évidemment, des bruits ont circulé, mais en ce qui me concerne j'avoue que je n'y avais pas attaché d'importance. On disait déjà que... votre épouse était la Démone de l'Acadie, ce que je trouvais ridicule. J'ai vu dans ces ragots vous concernant et vous accusant, vous, d'avoir été condamné comme sorcier, un débordement de l'imagination populaire. Il m'est dur de les entendre confirmés par votre propre bouche.

– Vous n'avez donc pas eu l'occasion de lire vous-même ce rapport, monsieur l'intendant !

– Non, Monsieur ! Notre gouverneur, M. de Frontenac, l'a gardé secret. Je ne sais même pas s'il l'a communiqué à Mgr Laval. En tout cas, pas aux Jésuites.

– Voilà qui est parfait, s'exclama joyeusement Peyrac. Je n'en attendais pas moins d'un « frère de mon pays » et j'augure bien de la campagne qui va suivre. Messieurs, inutile de s'émouvoir. Je vais à Québec pour dissiper les malentendus. Je ne sais combien d'années il me reste à passer sur cette terre, mais quel qu'en soit le nombre, je tiens à les passer au grand jour, en paix avec mes semblables, et mes compatriotes, chacun œuvrant pour le bien de tous et en particulier pour le bien du pays où nous voulons nous établir. Ne sommes-nous pas d'accord là-dessus, Messieurs ?...

– Si fait, dit Villedavray l'approuvant chaleureusement, pirate ou sorcier, ou les deux ensemble, moi je ne retiens qu'une chose, qui seule m'importe, je l'avoue : vous êtes l'homme le plus riche d'Amérique, et il est évident que nous n'avons qu'avantage à nous entendre avec vous. N'est-ce pas, mon cher intendant ? Encore une petite libation à la réussite de nos entreprises quelles qu'elles soient. Ce vin est excellent. Il serait un peu sucré pour des viandes mais accompagne admirablement les pâtisseries. C'est du vin d'Espagne, n'est-ce pas, mon cher comte-sorcier ?

– En effet Vaneireick m'en a rapporté du Nouveau-Mexique. Je lui avais recommandé de me trouver quelques fûts de vins français, bourgogne ou bordeaux mais... l'occasion ne s'est pas présentée. Je n'ai en cale que deux fûts que j'ai rapportés de Gouldsboro et je les réserve pour M. de Frontenac. Je sais qu'il donne souvent festin et qu'il se plaint de manquer de vins de France. C'est un gourmet.

– Nous sommes tous gourmets. C'est un défaut français et ce n'est pas de nous trouver à votre bord qui nous en aura guéris. Buvons donc !... Allons, CarIon, souriez, la vie est belle !...

Kouassi-Ba, à la ronde, emplit à nouveau les hanaps.

Chapitre 4

Honorine était bien installée dans son lit, entre son chat et sa boîte à trésors. Dans l'entrepont, où avaient voyagé les protestants de La Rochelle lors de leur venue en Amérique et qui était vaste et bien aéré, on avait ménagé une sorte d'appartement pour les deux enfants et la fille de Marcelline. Avec de bons matelas, des coussins, des fourrures, ils étaient comme des princes. Des rideaux qu'on relevait dans la journée, les séparaient de l'emplacement où les Filles du roi avaient pris leur quartier sous la garde de Delphine du Rosoy. Les trois aumôniers embarqués à Tidmagouche, celui de M. de Wauvenart et du chevalier de Grandrivière, tous deux Récollets et M. Quentin, Oratorien, logeaient à l'autre bout. Naturellement, Adhémar avait trouvé l'occasion de s'établir dans les parages, c'est-à-dire qu'il avait déposé dans un coin obscur de la batterie, ce misérable baluchon qu'il traînait depuis son départ en campagne dans le Haut-Kennebec, en passant par Port-Royal et Boston où il avait été prisonnier des Anglais, jusqu'à ce que ceux-ci, à bout de forces devant ce spécimen inattendu de l'armée française, le renvoyassent vers des contrées plus propices aux fantaisies du personnage.

Pour l'instant, il apprenait à jouer du pipeau à Chérubin tout en regardant du coin de l'œil Yolande qui brossait énergiquement sa chevelure qu'elle avait, ma foi, assez opulente, et qu'elle ramenait le jour sous un solide bonnet de toile blanche.