Les Filles du roi, agenouillées sur le plancher, achevaient leur chapelet dans un murmure dévot. Elles se signèrent et se relevèrent, et commencèrent également à préparer leurs grabats pour la nuit.
Honorine décomptait ses trésors : des coquillages, des cailloux, des fleurs séchées, un hochet d'or dont on lui avait fait cadeau quand elle était bébé, une bague que lui avait donnée Joffrey le premier jour de leur débarquement sur les rives d'Amérique, etc., et elle commentait pour elle-même :
– Je leur montrerai quand je serai à Québec, mais seulement à ceux qui seront gentils avec moi.
Il fallait croire que les réflexions pessimistes de l'intendant Carlon avaient éveillé sa petite jugeote sans qu'elle eût l'air de les entendre. Elle préparait ses plans.
– ... Les autres, je les tuerai.
Angélique se retint de sourire. Il y avait longtemps qu'Honorine n'avait pas fait cette déclaration excessive.
Le voyage vers Québec, l'atmosphère française qui s'imposait peu à peu d'une façon subtile devait lui rappeler des souvenirs de sa petite enfance, lorsqu'elle était à La Rochelle, et qu'elle sentait obscurément régner autour d'elle d'inexplicables dangers. Alors, dans ce temps-là, elle prenait un bâton et courait sus à la personne qui l'inquiétait « Ze vais te tuer... » Un jour, elle avait voulu « tuer », un nommé Baumier, représentant catholique, qui venait chercher noise aux Berne, protestants, sous leur toit.
Tandis qu'elle remettait soigneusement ses trésors dans son petit coffret, Angélique d'un doigt caressa sa joue ronde, et Honorine secoua la tête d'un air farouche. Il y avait des moments où les manifestations de tendresse la dérangeaient, dans ses occupations.
– Moi aussi, j'ai eu une boîte à trésors, lui confia Angélique.
– Ah oui ?
Honorine parut intéressée. Elle avait déposé sa boîte à côté d'elle et se glissait sous ses couvertures, se disposant au sommeil.
– Et qu'est-ce qu'il y avait dedans ?
– Je ne me rappelle plus très bien... Il y avait...une plume, oui, une plume d'oie d'un poète de Paris qui écrivait des chansons, et puis il y avait aussi un couteau, un poignard d'Égyptien...
– Moi, je n'ai pas de couteau, fit Honorine en rouvrant brusquement les yeux. Je dois en avoir un M. d'Arreboust me l'a promis... Où est-il ton coffret ?
– Je ne sais plus.
Les paupières d'Honorine papillotaient. Elle fit encore un effort pour demander :
– Et... où est-il le poète ?...
Angélique se préparait à quitter l'entrepont après avoir embrassé la fillette endormie et aussi Chérubin. Yolande lui dit à mi-voix :
– Madame, voulez-vous de mes services dans vos appartements ? Je vous aiderai à dégrafer vos robes. Ma mère m'a bien recommandé de vous servir en toutes choses et m'est avis que vous ne sollicitez point assez mon aide.
– Tu as de quoi faire avec tes deux diablotins.
– C'est trois fois rien. Je suis accoutumée aux enfants et au travail. Je me « bats les flancs » sur ce bateau. C'est-y que vous craigniez que je ne sache pas m'y prendre avec tous ces affûtiaux des belles dames ?... C'est peut-être compliqué mais je m'y mettrais vite. Je ne suis pas empruntée de mes dix doigts, quoique j'aie pas l'air maligne.
– Qui a dit cela ? protesta Angélique en riant. Elle aimait cette brave fille, bâtie en farce et à coups de serpe, mais qui était capable du dévouement le plus aveugle et le plus efficace. Elle l'avait prouvé récemment.
– Je sais que tu es la digne fille de Marcelline-la-Belle, n'est-ce pas, Adhémar ?
– Ça oui, approuva le soldat, enthousiaste. Elle sait tout faire, cette fille, tout comme sa mère.
– Pas les coquillages, protesta Yolande en rougissant modestement. Ça non ! je ne peux pas encore les ouvrir aussi vite qu'elle.
– Personne n'atteindra jamais son habileté.
– Je m'ennuie d'elle, avoua Yolande, mais tant pis. Elle n'aurait pas été tranquille de vous laisser partir pour Québec, Madame ainsi que Chérubin, si je ne vous avais pas accompagnés.
– C'est une amie incomparable.
Angélique était touchée d'être associée à Chérubin dans les préoccupations de la grande Marcelline.
– Moi aussi, je m'ennuie d'elle. Mais nous nous reverrons sur la Baie Française au printemps prochain avec la conscience d'avoir accompli du bon ouvrage en Canada. Ne te préoccupe pas pour mes ajustements, Yolande. Je préfère que tu restes à veiller sur les enfants plutôt que de devenir chambrière.
– Et si vous preniez une de mes filles, proposa Delphine du Rosoy, Henriette, par exemple. Elle fait la raffinée, mais justement c'est parce qu'elle a servi chez une grande dame et elle est très capable en ce domaine. C'est elle qui aidait toujours Mme de Maudribourg dans ses ajustements.
– Non ! Non ! refusa vivement Angélique.
– Alors, voulez-vous de moi ? émit timidement Delphine. Je suis accoutumée à ce genre d'office et je me plairai. Madame, à vous servir de mon mieux.
– Non ! Non ! réitéra Angélique.
Le seul nom de Mme de Maudribourg avait suffi à lui donner le frisson.
– ... Vous êtes très gentilles toutes les deux, mais pour l'instant je m'arrangerai fort bien seule. Nous verrons plus tard à Québec. Yolande, dégrafe-moi seulement un peu, là, dans le dos, par en haut. Après je m'en tirerai.
L'homme qui l'avait accompagnée avec une lanterne était Enrico Enzi, le Maltais. Il la guida à travers le pont encombré, car la nuit était assez dense.
« Moi aussi j'avais une boîte à trésors, se remémorait Angélique en le suivant, distraite, où l'ai-je laissée ? où l'ai-je perdue ? »
Et elle cherchait à se souvenir des objets qu'elle y avait déposés. C'était les traces des événements qui avaient jalonné sa vie au royaume de France et surtout de la Cour des Miracles dans les bas-fonds de Paris. Il y avait la plume du Poète Crotté, le pamphlétaire qui avait été l'un de ses amants et qui était mort pendu, il y avait aussi le poignard de Rodogne l'Égyptien... une longue dague effilée de sicaire, avec laquelle elle avait tué le Grand Coësre...
Elle serra son manteau autour d'elle. Une pluie fine et inattendue s'était mise à tomber. C'était plutôt un brouillard, à travers lequel la lune laissait filtrer des lumières passagères, métalliques.
Angélique aperçut Joffrey sur la dunette et son cœur se dilata. Il se détachait en sombre, plus noir sur cette nuit couleur d'étain. À cause du brouillard, il paraissait plus gigantesque, plus insolite. On aurait dit qu'il guettait en direction de l'aval du fleuve. Se préoccupait-il du navire annoncé ? Prévoyait-il une bataille proche ?
– Est-ce que ce bateau qui nous suit aurait des intentions belliqueuses ? demanda-t-elle à Enrico. Quels sont les bruits ?
Le Maltais secoua la tête.
– Rien du tout... Monsieur pense qu'il s'agit d'un navire attardé à la suite d'avaries ou de mauvais courants. Il n'y a qu'à l'attendre. De toutes façons il est seul et nous sommes en force.
Il eut un geste circulaire qui désignait les autres navires invisibles dans la nuit mais dont la présence se devinait à l'écho de quelques voix s'interpellant, de feux rougeoyants ou de clartés de lanterne perçant l'obscurité.
– Monseigneur a fait doubler les postes de garde et recommandé aux commandants de rester sur le qui-vive durant la nuit et de ne se faire remplacer qu'à l'aube. Il y a aussi quelques hommes qui sont descendus à terre et surveillent la rive.
Après avoir franchi les deux escaliers qui menaient sur le troisième pont, Enrico et Angélique s'arrêtèrent devant la porte aux battants sculptés qui fermait l'entrée du grand salon.
Deux statues de bois, sculptées dans l'ébène, représentant des Maures aux yeux d'agate blanche, supportant des torchères dorées ouvragées, encadraient la porte des deux côtés. La place était fortement éclairée par ces deux lampes en gros cristal opaque de Venise, les flammes jouant au-dessus des torchères, et qui abritaient du vent plusieurs chandelles de cire. Les chandelles brûlaient longtemps et donnaient une lumière très vive.