« Dieu le veuille ! » murmura-t-il, jetant un regard fervent vers l'alcôve où se devinait le scintillement d'une chevelure.
Elle dormait. Il alla vers le bureau d'acajou, pour y prendre une veilleuse de verre de Venise qu'il alluma. Puis il se rapprocha doucement.
Debout à son chevet, il la contempla.
Elle dormait de ce sommeil profond et serein qui était le sien lorsqu'elle venait de subir de violentes émotions, ou des épreuves qui, pendant un certain temps, avaient requis ses forces. Il avait remarqué cela chez elle. D'habitude, elle avait le sommeil léger, celui des femmes dont le cœur veille, qu'un rien agite, fait sursauter ou se retourner, prêtes à accourir à l'appel d'un enfant, à un bruit suspect.
Mais le plus dur était passé, elle pouvait se dire que tout était en ordre ou que les siens étaient hors de danger et n'avaient momentanément plus besoin d'elle, alors elle se pelotonnait en quelque coin et s'endormait comme on s'évanouit. Il s'était souvent attardé à observer ce repos singulier auquel la grâce de ce corps féminin abandonné, la beauté du visage clos sur une absence quasi totale conféraient une impressionnante séduction. Où était-elle alors ? Enfouie si loin, plus inaccessible que jamais. Elle voguait seule sur ses rivages... Elle avait disparu, réfugiée en ce sanctuaire de l'âme inaliénable que chaque être porte en soi, et où lui-même, se dit-il, ne pourrait jamais accéder.
En ces instants, l'amour qu'il éprouvait pour elle confinait à la douleur.
Une fois de plus, au cours de l'été, il avait failli la perdre et, une fois de plus, il l'avait redécouverte, différente.
Jamais il n'oublierait l'instant où il l'avait vue accourir sur la plage, riant et pleurant, les bras tendus. Jamais il n'oublierait l'expression de son visage lorsqu'elle s'était jetée contre lui, l'étreignant follement, balbutiant des mots d'amour incohérents dont elle n'avait pas gardé le souvenir tant ils venaient du tréfonds de son cœur où elle les avait cachés, enterrés de longues années. Elle les avait criés en cet instant, prête à mourir s'il le fallait, mais pas loin de lui... pas loin de lui ! Et il avait compris dans un éclair ce qu'il était pour elle et de quel amour elle l'aimait, de quel amour elle l'avait toujours aimé, malgré une séparation de quinze années. Son élan comblait ce vide qui l'avait tourmenté, où il l'imaginait indifférente à son souvenir.
Ensuite ? Comment traduire cette impression de convalescence, de rénovation ? Le temps de régler cette sordide affaire de la Démone, de pacifier la région, de préparer son départ et ils se retrouvaient seul à seule. Il était intrigué par elle, devinant un être nouveau derrière des sourires tranquilles, des paroles sages. Elle se contrôlait encore.
Mais dès qu'on eut quitté les rivages maudits, dès qu'on eut fait voile vers Québec l'euphorie de la victoire sembla la transfigurer. Elle faisait montre d'une gaieté exubérante qui enchantait son entourage. Ce n'était, avec les Français montés à bord, que mots d'esprit, histoires drôles, éclats de rires. Plutôt que de se croire partis pour une expédition guerrière, on aurait plutôt pensé que la flotte de Peyrac s'en allait en ambassade galante pour un mariage princier destiné à sceller des alliances éternelles. Elle donnait le ton, au point que les hommes d'équipage eux-mêmes avaient commencé à montrer plus de jovialité et de bonne humeur. Elle les aurait fait passer par le trou d'une aiguille...
Détachés de la terre, ils voguaient, libres, sûrs d'eux-mêmes. Le ciel et la mer étaient couleur de perle et les îles du golfe brillaient comme des joyaux.
Angélique riait, s'amusait de tout ce que disait Villedavray, du moindre incident, faisait mille projets. C'était comme si elle avait oublié le reste de sa vie.
Et lui, découvrait la femme qu'elle avait été à la Cour de France, la mondaine, l'audacieuse. Angélique, celle des « autres ».
« Elle fera merveille à Québec... »
Il était pris du désir de pénétrer dans son passé, d'en savoir plus long sur l'existence inconnue de cette femme, ce qui la composait réellement, toutes choses qu'il avait jusqu'alors écartées avec violence, comme ne voulant jamais apprendre dans quelle mesure elle l'avait trahi.
Mais voici que l'amertume avait perdu de sa virulence et les mauvaises images de leur empire. Un mur avait été abattu et semblait-il par le fait de la Démone. Ce qui comptait pour lui désormais c'était qu'elle fût là, bien vivante, l'aimant avec fougue et qu'il pût la rejoindre quand il le voulait et la prendre dans ses bras.
Peu lui importait le reste. Au contraire, par instants, il souhaitait partager les secrets de sa vie afin de mieux se rapprocher d'elle.
« Ma femme ! »
Joffrey de Peyrac abaissa un peu sa lampe pour contempler au doigt de la main abandonnée le cercle brillant de l'anneau.
Il s'agenouilla et baisa ses doigts un à un.
Comme elle dormait profondément ! Il s'inquiéta presque. Chaque fois une crainte irraisonnée le saisissait.
Il déposa la veilleuse sur un guéridon près du lit et se rapprocha plus encore, guettant sur son visage clos le frémissement de la vie et sur ses lèvres, le passage d'un souffle. Puis il se gourmanda avec ironie. Lui qui avait eu tant de fois sous les yeux le spectacle hideux et glacé de la mort, ou ses signes avant-coureurs sur une face à l'agonie, qu'avait-il à chercher de tels stigmates sur ce beau et radieux visage endormi ? Elle reposait, elle réparait ses forces.
« Qui l'a secourue autrefois, quand je n'étais pas là ? se demanda-t-il. Quels hommes ? »
Il imagina sur ces lèvres au tendre incarnat, l'attouchement de lèvres étrangères venant y boire la volupté mais aussi communiquant à cette femme sensible la force de la passion qui étourdit et ressuscite. Et loin d'être irrité par cette pensée, il accepta qu'il y ait eu – heureusement ! – des hommes pour la secourir, la prendre dans leurs bras au bon moment et la sauver du désespoir. Elle était si fragile parfois. Et pourtant elle avait brisé des êtres redoutables : Moulay Ismaël, Louis XIV...
Par quelle arme avait-elle su frapper au cœur, ce sultan cruel, ce roi intolérant ?
Il découvrait qu'il n'était plus jaloux – ou presque plus. Il aspirait à connaître le mystère de son cœur, comme il l'était de celui de son corps.
Depuis qu'il avait glissé à son doigt cet anneau, il lui paraissait qu'ayant affirmé ses droits vis-à-vis de ses invisibles et inconnus rivaux du passé, il avait cessé de les haïr.
N'était-ce pas puéril ? Ne fallait-il pas plutôt admettre que la crise traversée, en débridant toutes les plaies, en balayant tous les doutes, avait purifié leurs cœurs ?...
Ce passé inconnu d'Angélique dont les images devaient revivre derrière les paupières closes, quel était-il ? Il ne savait pas tout. Des bribes de récits lui revenaient. Mais depuis l'affaire de Colin Paturel, elle se montrait réticente lorsqu'il essayait de l'entraîner sur la voie des confidences.
C'était sa faute aussi. Il l'avait brutalisée de façon odieuse. Par sa colère qui masquait en lui une terrible douleur devant l'injustice de la vie, il avait ajouté aux coups dont elle avait été frappée.