Un fjord, un recoin à l'écart, hors de l'étendue mouvante du fleuve toute agitée des flots encore houleux de l'océan. Le pilote laurentin leur avait dit : « Ici c'est Sainte-Croix-de-Mercy. On peut mouiller pour la nuit ! »
C'était un nom et un coin de la côte bien défini et pourtant il continuait d'avoir pour Angélique une signification sinistre et quasi mythologique comme si le pilote au bonnet de laine se fût soudain mué en un nautonier du Styx. La mort en ces lieux régnait. Les portes de l'Enfer...
Elle se vêtit machinalement.
Elle avait bien pris garde de ne pas allumer la chandelle qui se dressait toute blanche dans son bougeoir d'argent à son chevet. Une appréhension la retenait de faire jaillir la lumière qui soudain, peut-être, confirmerait l'horrible certitude : « Je suis morte ! Il a disparu !... »
Elle jeta un manteau sur ses épaules et tira la porte. Dehors, la profonde haleine de la nuit la saisit, la prit à la gorge et elle reconnut l'odeur du navire : odeur de sel, de plancher bien lavé, de cordages et de toile, et l'on ne sait quoi de fumée, de grillade qui venait des braseros, et de cette habitude des matelots de fricoter quelque chose à la manière de leur pays dès qu'ils en avaient ^occasion. Et Dieu sait qu'on avait la possibilité de diverses recettes dans cette assemblée recrutée par tous les coins du monde.
Angélique s'appuya au vantail. Elle reprenait son sang-froid. Elle respira à pleins poumons et les battements désordonnés de son cœur s'apaisèrent. Joffrey était proche. Dans quelques instants elle allait le rejoindre. Elle n'aurait qu'à franchir quelques pas, quelques degrés de l'escalier de bois verni, sur la gauche et elle l'apercevrait. Il serait droit, dressé comme un condottiere sur le ciel. Elle verrait ses épaules vigoureuses sous le pourpoint, ses reins minces cachant de si brûlantes ardeurs, ses jambes moulées dans de riches bottes cavalières. Il ne l'apercevrait pas tout d'abord. Il serait absorbé. C'était la nuit, dans la solitude de ses veilles, qu'il dressait ses plans, nouant les fils de ses mille projets et entreprises.
Elle s'approcherait. Et il dirait.
– Vous ne dormez pas, ma mie ?
Et elle répondrait :
– J'avais envie de vous voir, d'être près de vous, de m'assurer de votre présence, mon amour. J'ai fait un mauvais rêve. J'ai eu si peur !
Il rirait. Elle se réchaufferait à la flamme de son regard sur elle.
Elle avait appris qu'elle seule avait le pouvoir de faire naître une telle expression de joie dans ce beau regard d'homme, altier, perçant, parfois implacable et qui pouvait se faire si doux en se posant sur elle et transfiguré de tendresse. Elle seule, posant ses mains sur lui, pouvait le faire frémir de cette faiblesse d'homme, la seule qu'il se consentît, lui, le maître de tant de destinées, et qui l'inclinait à ses genoux. D'un seul regard, elle pouvait combler ce seigneur hautain, cet homme de guerre, durci à d'âpres luttes. Et d'un sourire elle savait qu'elle pansait en lui des blessures cachées, que ses abandons à elle le rachetaient d'humiliations et d'injustices excessives. Et qu'il ne mentait pas quand il disait qu'il était, par sa grâce, le plus heureux des hommes. La certitude de son pouvoir sur ce redoutable séducteur de femmes, qui n'avait accordé qu'à elle le dangereux privilège de le rendre jaloux, la conscience du lien qui entre eux avait pris une telle intensité achevèrent de réconforter Angélique, exaltant le besoin d'amour qu'elle éprouvait. Encore quelques pas et elle serait près de lui.
Timidement, elle prendrait sa main chaude dont elle aimait la vigueur, la beauté, le parfum léger de tabac et elle baiserait chacun de ses doigts, comme un homme aime baiser ceux d'une femme et il lui caresserait la joue en murmurant : « Folle chérie ! »
Chapitre 2
Il n'était pas là.
Angélique n'aperçut que le Nordique, Erickson, fumant sa pipe au long tuyau et veillant avec cette constance minérale qui le caractérisait. C'était un parfait exécuteur de consignes, comprenant tout à demi-mot, un génie de la mer, rocailleux et terrible, qui dirigeait son navire presque sans desserrer les dents, un chien de garde, la mâchoire refermée sur ce qui lui était confié.
Angélique l'examina et le fixa jusqu'à ce qu'elle fût bien persuadée que c'était lui et non Joffrey qui se trouvait là. En un instant, la dunette du navire redevint l'aire maléfique où se jouait son destin. Et de nouveau la forêt tendait son écran noir au-delà de l'eau miroitante et lui semblait anonyme et inhumaine. Elle avança et dit :
– Bonsoir, monsieur Erickson. Où se trouve donc M. de Peyrac ?
Comme elle s'avançait, la rambarde lui découvrit la côte plus proche qu'elle ne croyait et que l'on distinguait à la lueur d'un feu allumé sur la rive.
– ... Serait-il allé à terre ?
Erickson s'était levé sur ses jambes torses et avait soulevé son feutre à plumes dont il s'ornait le chef depuis qu'il avait été nommé capitaine du Gouldsboro, pour le voyage de celui-ci en Europe, au cours de l'hiver. Commandement qu'il avait assumé à la satisfaction de tous. L'autorité de ce gnome sur son équipage était sans appel.
– En effet, Madame ! Depuis une heure environ, M. de Peyrac s'est fait conduire à terre.
– Était-il escorté ? s'entendit demander Angélique d'une voix blanche.
– Il n'a emmené avec lui que son écuyer Yann Le Couennec.
– Yann...
Derechef elle regarda vers la rive obscure. La dense forêt canadienne s'étendait sans fin, refuge de l'ours et de l'Indien. Que signifiait d'y aborder, ce soir, et de s'y enfoncer, en laissant sur la grève courte du fleuve, parmi les racines inondées, deux veilleurs et un canot pour l'attendre ?
Elle revint à Erickson, sondant son regard pâle et impénétrable.
– Vous a-t-il dit où il allait ?
Erickson secoua la tête. Il parut hésiter, puis retirant sa pipe de ses lèvres, il murmura :
– On lui a apporté un message !
– Qui cela ? Un Indien ?
– Je ne sais pas. Mais monseigneur paraissait être au courant. Je l'ai seulement vu lire le pli, puis l'ai entendu donner l'ordre de descendre un canot avec seulement deux rameurs. Il m'a prévenu de prendre la veille, qu'il allait à terre et serait de retour dans une heure ou deux.
Angélique était subitement comme dégrisée. Toutes sensations l'avaient quittée, trouble ou tremblements. Elle était devenue lucide et froide. Voilà ! c'était bien ce dont elle avait été avertie dans son sommeil. Le danger. Ils avaient pénétré dans le territoire du roi de France, même en terre inhabitée, l'embûche.
Elle dit au Norvégien : « Bien ! » et s'éloigna à pas lents. Elle redescendit jusqu'à sa cabine.
Tout à coup, elle agissait très vite.
Elle battait le briquet, allumait les lampes, raflait dans un tiroir son pistolet, son sac d'amorces, sa corne à poudre. Promptement elle arma son pistolet puis le glissa à sa ceinture.
Elle remonta. Elle cherchait autour d'elle. Que cherchait-elle en cette nuit amère, au parfum de saumure et de sous-bois calciné ?
Un homme d'équipage passa non loin d'elle en enfilant son buffletin et en bâillant. Ayant perdu à une suprême partie de dés, il regagnait son hamac. Elle reconnut Jacques Vignot, le charpentier de Wapassou. Ce fut comme une illumination. Elle sut ce qu'elle devait faire.
– Jacques, lui dit-elle, allez chercher pour moi Kouassi-Ba et Enrico Enzi. Dites-leur d'être armés et de me rejoindre à la coupée.
Elle regagna la dunette, cette fois, aperçut le contremaître qui avait pris le quart.
– Erickson vous attend en bas. Madame, lui dit-il. Erickson avait fait descendre déjà un canot à la mer.
– J'ai pensé que vous aussi, Madame, vous désiriez vous rendre à terre. Alors permettez que je vous accompagne car M. de Peyrac pourrait m'en vouloir de ne pas l'avoir fait.