– Croyez-vous qu'elle soit morte ? réitéra Angélique à voix basse.
– Elle EST MORTE, affirma Villedavray. Et vous devez vous persuader d'une chose, c'est que morte ou vivante elle ne peut plus rien contre vous. Le Sagittaire blessé reprend sa course, levant haut son arc vers le triomple... Et en ce qui concerne la science des astres, je vous ferai connaître à Québec un religieux de mes amis qui est très versé en la matière. Il vous dira des choses étonnantes sur votre destin et celui de M. de Peyrac... Vous verrez !
Troisième partie
Tadoussac
Chapitre 1
– Silence, matelots !
Le timbre caverneux d'Erickson dans son porte-voix plana sur la baie, lançant l'information initiale à tous commandements sur les navires.
– SILENCE, MATELOTS !...
Puis il continua la litanie des ordres !
– Allongez les cargues de basses voiles. Larguez les écoutes de la grand-voile...
Au silence obtenu par le premier appel succédait le piétinement des pieds nus sur le pont. Les hommes se précipitaient à la manœuvre.
– ... Carguez les fonds et les cargueboulines... Amarrez toutes les cargues...
Un matin, couleur de pastel, se levait autour des navires en ligne. Sur chacun d'eux la voix des capitaines répétait les mêmes sommations et seuls y faisaient écho des cris de mouettes, de cormorans planant dans cette lumière matinale embuée qui confondait l'eau et le ciel.
*****
– ...MATELOTS DE VERGUES, HAUT !...
Comme des singes agiles les hommes s'élançaient dans les haubans.
– ... Séparez-vous bien sur les vergues et sur les marchepieds... Prenez les garcettes des vergues et passez-les en arrière des voiles...
À l'avant du Gouldsboro, Angélique se tenait près de Peyrac. Tous les passagers étaient là, rassemblés, tandis qu'autour d'eux se déroulait la manœuvre de rentrer la voilure et de mettre en panne. Les yeux écarquillés, à la fois pleins de ravissement et d'attente, ils regardaient se dérouler devant eux le panorama d'un rivage planté de maisonnettes de bois et de grosses fermes en pierres grises, parmi des vergers à flanc de coteaux, et des bandes de terres labourées qu'une mince couche de gel faisait miroiter.
Au centre, à mi-côte du village, une petite église dressait son clocher pointu, ouvragé avec art et dont les chantournements de plomb scintillaient sous la lumière diffuse.
Sur la gauche, à la pointe d'un promontoire, il y avait un petit fort de bois avec quatre tourelles d'angle et un donjon rustique au sommet duquel flottait une bannière blanche marquée de trois lys d'or...
– Tadoussac ! La France !
Le bruit des chaînes d'ancre se déroulant emplit la baie tranquille d'échos sonores que répercutèrent les falaises de granit rose dressées au-dessus du fleuve Saguenay qui, à ce carrefour fluvial, venait se jeter dans les eaux du Saint-Laurent.
Puis le calme revint et l'on entendit seulement les piaillements des oiseaux de mer.
Dans cette brume collante et légère qui baignait tout le paysage, les couleurs ressortaient sourdes et vives à la fois. Des ormes et des érables disséminés parmi les maisons étagées de la bourgade mettaient des taches pourpres et dorées çà et là, et la fumée s'élevant des cheminées traçait de longs filets d'un blanc pur, comme dessinés par la main d'un peintre.
Une grosse fleur de vapeur bleue environnait la palissade d'un petit camp indien planté à mi-chemin entre le fort et les premiers sapins de la forêt.
– Tout me paraît calme à première vue, dit Peyrac l'œil fixé à sa longue-vue. Les habitants sont sur la rive mais ne semblent pas avoir des intentions belliqueuses. Et du côté du fort rien ne bouge.
– Si l'on n'a envoyé personne de Québec pour renforcer la garnison, elle ne comporte guère plus que quatre soldats, dit Carlon.
– Merci de m'en avertir, monsieur l'intendant. Le comte de Peyrac replia sa lorgnette et se tourna vers l'intendant de la Nouvelle-France et le gouverneur de l'Acadie.
– ... Eh bien ! Messieurs, il ne nous reste plus qu'à nous rendre à terre. Votre présence à mes côtés ne fera que confirmer ces braves gens de mes intentions pacifiques.
– Ah ! Vous dévoilez enfin vos batteries, fit Carlon, en faisant marcher en avant vos otages.
– Monsieur, ce n'est pas à ce titre que vous êtes monté à mon bord. Souvenez-vous ! Vous n'aviez d'autre choix que cela ou de rester échoué pour l'hiver en quelque coin perdu de la Rivière Saint-Jean, menacé par les Anglais, ou abandonné parmi les sauvages de la côte Est. Auriez-vous préféré, suprême ressource, monter à bord de ce vaisseau qui se traîne dans notre sillage et menace sans cesse de couler à pic ?...
Les regards se tournèrent vers l'arrière. La brume cachait l'horizon et l'on ne voyait plus rien.
– ... Nous nous en occuperons ensuite, dit Peyrac. Tout d'abord Tadoussac.
Villedavray adressa un signe d'entente à Angélique et à sa cour habituelle d'enfants et de jeunes filles.
– Je reviens vous chercher, glissa-t-il en aparté. Le temps de régler deux ou trois petites questions.
– Je veux voir l'Enfant Jésus de Tadoussac, réclama la voix d'Honorine.
– Tu le verras, je te l'ai promis.
Du navire, on vit la chaloupe s'éloigner, escortée par deux autres gros canots, chargés d'hommes en armes. Mais, à part cette précaution, on avait l'impression que de part et d'autre, il n'y avait point d'atmosphère belliqueuse.
Malgré tout, chacun demeurait sur le qui-vive. La brume dissimulait un peu les mouvements lointains.
– Une cloche, dit la voix d'une des Filles du roi, elle sonne la messe.
– Non, le tocsin...
Ce n'était pas très distinct, mais le son de cette cloche argentine s'échappant du clocher de l'église leur parvenait par bouffées, et apportait à ces exilés une sensation familière. Un village français...
– ... Pourvu que...
– Verrai-je le petit Enfant Jésus de Tadoussac ? supplia la voix d'Honorine.
– Oui, tu le verras.
Tout demeurait calme. Peu à peu la tension tomba. Et l'aspect que le comte de Peyrac donnait à cette expédition en Canada redevint plus net aux yeux d’Angélique. Ce n'était qu'une visite de prince à prince, de gouverneur à gouverneur. Tadoussac n'était qu'une escale. Les paysans français du Canada ne pouvaient se montrer hostiles envers des Français qui n'avaient envers eux que des gestes d'amitié. Peyrac et les siens avaient toujours entretenu les meilleurs rapports avec les coureurs de bois canadiens qui trouvaient dans ses postes refuge et aide. Il avait toujours évité – et cela n'avait pas été sans mal – de répondre par la violence aux provocations de l'armée et jusqu'ici la paix n'avait pas été rompue. Cela se savait depuis trois ans, car les hommes parlaient à leur retour, et même l'on se passait le renseignement que chez ce seigneur du Maine, là-bas dans le Sud, on trouvait de la bonne quincaille pour la traite.
Angélique vit plus nettement de quoi était faite l'appréhension qui parfois lui serrait le cœur.