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– Ce n'est pas le peuple que je crains, mais le Pouvoir.

Le peuple était intuitif. On ne lui faisait pas prendre si facilement des vessies pour des lanternes. On ne pouvait que le contraindre. Or ici, en Canada, sa hache de bûcheron, sa faux de laboureur, son fusil de traitant lui ayant taillé une terre bien à lui, l'homme du peuple était libre... Anobli par les sentiments d'idéal qui l'avaient entraîné en Nouvelle-France et pour avoir fraternisé avec les grands au sein des dangers et des épreuves de l'aventure coloniale, il appartenait déjà à une race à part, plus indépendant et objectif que celle de ses pareils demeurés en France.

La chaloupe revenait et abordait le flanc du Gouldsboro. Le comte de Peyrac en remonta tandis que la petite troupe commençait d'y descendre. Honorine criait comme une hirondelle.

– Viens ! Viens ! Maman, viens vite ! Nous pouvons aller à terre.

Angélique se précipita.

– Tout va bien, lui dit le comte. J'ai assuré les édiles de mon pacifisme. Et je crois qu'ils auraient préféré n'avoir affaire qu'à moi plutôt qu'à l'intendant Carlon qui est en train de leur « chanter pouilles » à propos d'un chargement en souffrance qui aurait dû être embarqué depuis longtemps pour l'Europe. Ils ne s'attendaient pas à le voir surgir comme le diable d'une boîte et, tout compte fait, c'est la plus grande traîtrise qu'ils auront à me reprocher. Du coup, nous passons au second plan. Tout le monde est allé se calfeutrer chez soi, mais je parie qu'il y a un œil derrière chaque carreau. Le moment est venu. Allez jouer votre jeu avec vos propres armes. Villedavray vous attend. Je ne doute pas que vous ne parveniez très vite à retourner comme un gant cette franche population.

Il lui baisa la main.

– ... Allez-y, ma chère ! Allez ! Posez votre joli pied en terre française. Et gagnez !

Angélique regarda vers la rive. L'aventure commençait vraiment.

« À nous deux, MM. les Canadiens », pensa-t-elle.

Tandis qu'au battement des rames l'esquif s'approchait du rivage, elle se demandait si elle n'aurait pas dû se vêtir avec plus d'élégance. Elle s'était habillée rapidement ce matin dans l'impatience d'apercevoir dès qu'il apparaîtrait le village de Tadoussac que l'on annonçait. Elle portait une jupe de droguet, un caraco soutaché de petit-gris, une mante de lainage sombre à large capulet, et elle avait noué vivement sur ses cheveux brossés et relevés en chignon sur la nuque, un fichu de satin noir. Cela faisait un peu austère, mais tant pis. Il n'y avait plus de temps à perdre. Dans la chaloupe avaient pris place en plus des enfants, des Filles du roi, de Yolande et d'Adhémar, deux des soldats espagnols, Luis et Carlos. Les matelots et rameurs de l'embarcation portaient glissés dans leurs ceintures d'indienne ou accrochés à un baudrier, de solides pistolets à long canon à deux coups, de fabrication française et comme même peu d'officiers de haut rang n'en étaient propriétaires, dans d'autres flottes. Les équipages de Peyrac étaient toujours les mieux équipés.

Le père Baure et M. Quentin attendaient déjà sur la rive, entourés d'une foule d'Indiens et de curieux, et un étage plus haut près de l'église, M. de Villedavray agitait sa canne à pommeau en moulinets :

– Hâtez-vous !... Le père Dafarel va nous ouvrir l'armoire au trésor...

Une silhouette en soutane noire, le Jésuite de l'endroit sans doute, se tenait non loin de lui. Apparemment, Villedavray l'avait déjà entrepris et réduit à merci.

La brume se dissipait. Le soleil était vif et piquant. De ce village en espaliers, on voyait de partout. La rive hélait le sommet et, de leurs fenêtres, les habitants des maisons les plus lointaines pouvaient distinguer qui débarquait, les soldats du fort, sans cesser de fumer leur pipe ou de bêcher leurs jardinets en pente, pouvaient annoncer les navires, barques ou canoës venant, qui du Saguenay, qui du Saint-Laurent. Nul n'ignorait ce qui entrait ou sortait de chez son voisin, étant à même de le guetter soit d'en haut soit d'en bas.

Angélique regardant vers M. de Villedavray et le missionnaire, sentait qu'elle était le point de mire de toute une population qui avait repris apparemment les besognes quotidiennes de la maison ou des champs, de la pêche ou de la traite, mais qui ne perdait pas une miette de ce qui se passait sur le port dénombrant les matelots de la chaloupe.

– Vous avez vu leurs pistolets à ces hommes ?

– La dégaine des soldats casqués et cuirassés de noir ? – Des Espagnols qu'on dirait. – l'âge des jeunes filles ?... – d'où qu'elles sortent celles-là ? des enfants – paraissent mignons, tout plein, ces p'tiots, en bonne santé malgré le voyage – Et elle, cette femme, cette dame là-bas qui vient de mettre pied à terre et qui monte vers la chapelle en tenant les enfants par la main, comme elle paraît belle ! Même de loin, c'est-y des fois que ce serait... ELLE !... Celle qu'on attendait en Canada !...

Le sentier avait l'agrément d'être comme une petite ruelle de village, et, plus vite qu'elle n'eût pensé, Angélique se trouva sur la place de l'église, à mi-chemin du coteau.

De là, on voyait s'étendre le Saint-Laurent comme une rade d'une couleur laiteuse. Le brouillard avait reculé assez loin jusqu'à l'autre rive.

Se trouvant soudain à deux pas du Jésuite qui attendait près de Villedavray, Angélique alla à lui sans hésitation :

– Mon père, quel plaisir après un si long voyage en de sauvages contrées d'entendre résonner la cloche d'une église où l'on sait que nous attend la Sainte Présence !

Et avec un mouvement vers le seuil de la chapelle.

– ... Permettez-moi avant d'admirer les merveilles que nous a annoncées M. de Villedavray, de m'agenouiller avec mes enfants et ces jeunes filles devant celui qui nous est si nécessaire à tous et que, par les effets de votre dévouement et de votre ministère, nous pouvons retrouver en les coins les plus reculés du monde. Grâce vous soit rendue !

Le père Dafarel acquiesça d'un signe de tête courtois. Il y avait, aurait-on dit, une lueur un peu moqueuse au fond de ses yeux qu'il avait gris. Mais ceci était une impression commune aux Jésuites dont quinze années d'instruction des « Exercices de Saint-Ignace », les accoutumaient à regarder le monde, ses agitations et ses pauvres ruses avec une certaine condescendance. Cette flamme d'humour, aux aguets dans des regards sagaces et avertis, Angélique l'avait rencontrée chez son frère Raymond de Sancé, le Jésuite, avant de les retrouver chez le père Louis-Paul Maraîcher de Vernon qui, sous la défroque d'un matelot anglais, l'avait sauvée de la noyade, ou chez le père Massérat à Wapassou qui brassait si bien la bière en retroussant ses manches sans façons. Ces importants personnages de l'Église catholique, les Jésuites, ne l'intimidaient pas outre mesure. Elle se sentait assez proche d'eux en ceci que leur liberté intérieure vis-à-vis des êtres humains ressemblait un peu à la sienne.

Cependant, elle ne tendit pas la main au père Dafarel car elle savait que les religieux, en règle générale, évitent de serrer la main des femmes.

Suivant le Jésuite, ils entrèrent dans la petite église à un seul vaisseau, ombreuse et imprégnée d'odeur d'encens, où brillait la lampe à huile de verre rouge indiquant la présence des saintes espèces. Saisie par une ambiance pleine de réminiscences, Angélique éprouva une émotion subite et bouleversante. Depuis combien de temps, d'années, n'était-elle pas entrée dans un sanctuaire, lieu de prières où jadis s'écoulait une partie de leurs vies adolescentes ! Matines à l'aube, vêpres, salut, bénédictions, dévotions quotidiennes, grandes fêtes, cantiques, confessions, communions, un lieu aussi familier et où l'on finissait par se tenir presque autant qu'à la maison.

Spontanément, elle alla s'agenouiller devant le tabernacle et plongea son visage dans ses mains.