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Il revint vers Angélique.

– Voilà ce qui se passe. Cette gamine est l'arrière-petite-fille de Carillon, expliqua-t-il en se penchant à son oreille, elle a des ennuis avec son nourrisson, et le vieux s'est mis dans la tête que vous pourriez quelque chose, pour le soigner, car, au milieu de tout ce qu'on raconte sur vous, votre réputation de guérisseuse est parvenue jusqu'à lui. On discute dessus depuis que le bruit s'est répandu que vous avanciez sur Québec. Lui, est têtu comme une bourrique...

– Et elle, elle ne veut pas.

– Ces filles des campagnes sont bêtasses et superstitieuses.

– Non, elle craint qu'on ne jette un sort à son enfant, dit Angélique. On leur a aussi monté la tête ici. Le vieux Carillon m'a l'air de ne pas croire aux racontars. Je sais qu'il pourrait être notre allié.

Elle se tourna vers le vieillard qui s'agitait, foudroyant les femmes du regard.

– Monsieur Carillon, je suis toute disposée à apporter aide à qui le voudra. Mais ne croyez pas que je possède des pouvoirs magiques ni dans un sens ni dans l'autre. Peut-être êtes-vous encore plus savant que moi dans la science des herbes, pour avoir parcouru les forêts et fréquenté les Indiens. Cependant, je vais faire chercher mon coffret de médecine et quand nous aurons mieux fait connaissance, je pourrai peut-être convaincre cette jeune femme, de me montrer son enfant.

Le vieux paraissait furieux. On ne savait si c'était des paroles d'Angélique ou de l'insubordination de son arrière-petite-fille. Celle-ci, malgré la colère de l'aïeul, ne bougeait pas d'un pouce. Elle était d'une génération qui avait grandi à la lisière des forêts d'où peut surgir à chaque instant l'Iroquois, hache levée. Cela trempe le caractère et la jeunesse n'avait plus la docilité d'antan. Finie la vieille Europe asservie à la volonté des ancêtres ! Finies ces bêtises ! On disait volontiers que la jeunesse canadienne n'en faisait qu'à sa tête.

Le vieux s'agitait comme s'il allait avoir un coup de sang. Il cracha un long jet de salive, brunie par le tabac, à une distance qui témoignait de sa rage. Il se lança enfin dans toute une série de signes cabalistiques, qui eut pour résultat de faire surgir tout courant un gamin pieds nus, ses cheveux blonds hérissés, portant un calumet de pierre rouge, une poche à tabac et un charbon ardent.

Carillon ayant allumé sa pipe consentit à se calmer.

Cependant, l'incident avait rompu l'immobilité et le silence de la foule et au contraire maintenant il y avait une grande agitation à laquelle se mêlaient les sauvages. Les gens s'interpellaient avec violence, et l'on vit passer de main en main un mousquet que l'on s'arrachait plus ou moins brutalement. Cela avait l'air de se gâter et Angélique regarda du côté des soldats espagnols chargés de sa garde. Ils demeuraient impassibles. Ils étaient dressés à affronter des foules de toutes espèces, depuis les Indiens d'Amazone en passant par les pirates de Tortuga, les esclaves noirs révoltés, et plus récemment les équipages de crapules de la duchesse. Ils avaient eu affaire aux Iroquois et aux Abénakis, aux pêcheurs de baleines basques ou malouins... Un rassemblement de Canadiens pur-sang, venant s'ajouter à un échantillonnage d'humanité aussi varié, n'était pas pour les émouvoir. Il semblait qu'ils avaient acquis, au service du comte de Peyrac, un sixième sens les avertissant de l'instant où cela devenait sérieux et où il leur fallait allumer la mèche.

L'arme disputée par les Canadiens avait fini par échouer entre les mains d'un grand sauvage jaune comme du bois de citronnier et dont Angélique eut l'impression qu'elle l'avait déjà vu quelque part. Simultanément, tout le monde éclata de rire. Et les braves gens se tournèrent vers Angélique avec des mines d'enfants qui se préparent à faire une farce.

Angélique répondit par un sourire à ces mines réjouies. Elle avait un peu l'impression de se retrouver sur la place du village de son enfance, assise sous l'ormeau, comme elle s'y tenait près de ses parents, le baron et. la baronne de Sancé, spectateurs toujours patients et indulgents aux facéties paysannes. Et les vieux, en effet, prenaient place près d'eux aussi. À leur exemple, elle tenait contre elle Chérubin et Honorine, comme jadis sa mère l'avait tenue contre elle, avec tendresse.

La discussion maintenant avait lieu en langue sauvagine, un dialecte proche de l'Iroquois. Angélique n'en saisissait pas assez de mots pour tout comprendre mais le Jésuite, brièvement, renseigna le marquis, dont le visage s'illumina.

– Ah ! Nous y voici ! Maintenant, écoutez, Madame, ils veulent savoir si ce que l'on dit est vrai sur vos qualités de tireur hors pair. Ce sauvage prétend qu'il a été blessé par vous, il y a un an, en je ne sais quel lieu.

– Anashtaha ! s'exclama Angélique. C'est Anashtaha, le capitaine des Hurons, je me souviens. L'affaire s'est passée au gué de Sakoos, près de Katarunk.

De se voir reconnu, le Huron s'enthousiasma. Angélique bénissait le ciel en secret de lui avoir donné une assez bonne mémoire des noms, même indiens.

Ce dernier et ses amis avaient éclaté de rire et la glace était rompue. Ils esquissèrent un pas de danse, tandis que les enfants faisaient des cabrioles et que les Canadiens battaient des mains.

– Mais ce n'est pas moi qui l'ai blessé... voulut-elle ajouter.

Mais comme cela semblait faire plaisir à tout le monde, qu'elle l'eût blessé, y compris à la victime, elle n'insista pas.

Anahstaha, enhardi, s'approcha et vint lui mettre le mousquet sur les genoux.

– Que veut-il ?

– Que vous tiriez, pardi !... Que vous leur fassiez une démonstration de vos talents dont la réputation est ainsi parvenue jusqu'à eux.

Angélique hésitait. Certes, elle aurait volontiers consenti à satisfaire la curiosité de cette population sympathique, à leur faire plaisir par quelques petits événements inédits venant les distraire dans leurs rudes existences et qu'ils pourraient se raconter plus tard. Tout cela paraissait de bonne et franche compagnie – mais derrière les propositions ne cherchait-on pas à la faire tomber dans un piège ? Ne voulait-on pas établir que son habileté était due à des pouvoirs magiques ou de sorcellerie ?

« Qu'importe, décida-t-elle. Il faut y passer. »

Chapitre 2

Elle demanda à qui appartenait l'arme, un jeune homme, habillé d'un gilet de peau à franges, sortit des rangs et vint à elle en se dandinant un peu. Lui aussi communiquait une impression familière. Il ressemblait à tous ces Laubignière, Maudreuil et compagnie qu'elle avait rencontrés au fort Katarunk ou à Wapassou.

Avec une hésitation, il ôta son bonnet de laine qu'il remit aussitôt précipitamment. Pourtant, lui n'avait pas été scalpé comme le vieux Macollet, il avait même une fort belle tignasse, mais cette partie de son habillement, sa « touque » canadienne rouge, paraissait faire partie intégrante de sa personne et il ne devait l'ôter que dans l'église ou à la rigueur pour le gouverneur ou le Roi, si, par fantaisie, il prenait un jour à celui-ci l'idée de se promener en Canada.

Il venait d'adjoindre à la liste une occasion supplémentaire de se découvrir. Devant une dame de haut rang surtout si cette dame vous regarde d'une façon à la fois intimidante et amicale mais avec un sourire en coin qui en dit long, à se demander si elle n'en connaît déjà pas un peu trop sur vous.

– Comment vous nomme-t-on, Monsieur ? demanda Angélique aimablement.

– Martin du Lougre dit Bel-œil, pour vous servir, Madame.

– Eh bien ! Monsieur du Lougre, vous avez là une belle arme hollandaise.

Accentuant son sourire, elle semblait ajouter : « Et que vous avez dû acquérir en échangeant vos fourrures dans un poste aux confins de la Nouvelle-Angleterre ou d'Orange. » Ceci pour ne pas l'embarrasser. Elle marqua un temps d'arrêt et continua sans insister.