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On les méprisait un peu et ils n'avaient pas grand pouvoir. Les vrais maîtres étaient les représentants des compagnies de commerce et surtout de la fourrure.

Angélique se remémora ses doutes et ses craintes, sa peur de la veille, et s'étonna de voir avec quelle facilité les événements avaient tourné à leur avantage.

– Alors vous voici rassurée ? Que vous avais-je dit, l'apostropha Villedavray. Eh bien ! croyez-moi, à Québec, il en sera de même. Savez-vous pourquoi ? Parce que les Français sont les plus grands badauds du monde. Et VOUS VOIR ! Qui voudrait se priver d'un pareil spectacle ? La vérité ! la voici : les gens sont enchantés de votre venue... Sur ces mots, on entendit un coup de canon.

Chapitre 3

Cette fois, c'était un vrai coup de canon.

– Ce n'est rien ! Ce n'est rien ! s'écria le marquis de Villedavray en se précipitant aussitôt dehors.

Il brandit sa lorgnette et se la fixa à l'œil.

– Ce n'est que M. de Peyrac qui est en train de porter secours à ce navire en perdition qui nous suivait.

– Alors, pourquoi tire-t-on du canon ?

Tous, maintenant, rassemblés sur l'esplanade, devant l'entrepôt, fixaient leurs regards sur l'horizon brumeux. On ne voyait guère, même pour les regards exercés des marins. Seul, Villedavray pouvait commenter ce qui se tramait là-bas.

On distinguait seulement, par moments, la blancheur des voiles, évoluant avec cette lenteur des manœuvres qui se déroulent dans le lointain.

Il y eut à nouveau un éclair puis l'écho assourdi d'une explosion.

– Ça a l'air de se gâter !

– Bizarre, c'est le navire en perdition qui tire, informa Villedavray.

– Voilà qui est étrange !

La main en auvent, pour mieux aiguiser la vision, chacun se concentrait, cherchant à déchiffrer l'énigme qu'offrait au loin le rassemblement des vaisseaux.

C'était vraiment flou et l'on ne saurait avant longtemps ce qui s'était passé car rien n'est plus lent que toutes les affaires de mer. Il faudrait se contenter pour sa patience des évolutions de toutes ces taches blanchâtres agglomérées, s'amenuisant ou surgissant tour à tour et s'agrandissant, pour disparaître à nouveau.

Enfin quelqu'un s'écria :

– Ils viennent à nous !...

En effet les voiles déployées des navires étaient maintenant très visibles et l'on pouvait les dénombrer. C'était le signe qu'ils mettaient le cap vers le port.

Par la suite, tout alla très vite. Le blanc et dodelinant troupeau grandit à vue d'œil et vers l'heure de midi, comme le soleil était à son zénith, la flotte du comte de Peyrac – moins le Gouldsboro qui était resté en rade – escortant le bâtiment français, poussif et donnant de la gîte à croire qu'il allait se coucher sur le flanc d'un instant à l'autre, entra dans la rade de Tadoussac.

Le petit yacht Le Rochelais que commandait Cantor servait de pilote au navire prisonnier, le tirant au bout d'un filin.

Angélique essayait d'apercevoir sur les ponts de l'un des bâtiments, la silhouette de Joffrey, mais elle ne distinguait rien et malgré tout, elle se sentait inquiète. Les gens aussi étaient silencieux. Y avait-il eu acte de guerre et de la part de qui contre qui ?

Puis on entendit le bruit des chaînes filant dans l'eau claire. Déjà des embarcations et canots s'élançaient, des navires faisant force rames vers le rivage, tandis que des canoës indiens partis de la plage, au contraire, se collaient comme des tiques au flanc du bâtiment français pour proposer des fourrures et réclamer de l'alcool.

Angélique, regardant l'épave à quelques encablures autour de laquelle s'agitaient les flottilles, se demandait si Joffrey avait « aidé » ou capturé le navire français.

La réflexion d'Adhémar lui revint : et si la duchesse était à bord ? Malgré elle, elle se sentit pâlir-Autour d'elle, les Canadiens de Tadoussac recommençaient à s'animer. Il ressortait de leurs propos une nette propension à ne pas vouloir prendre parti.

La belle tenue des navires qui, au soleil levant, s'étaient présentés devant Tadoussac, avait favorablement impressionné la population. Par contre, la suspicion populaire se portait sur le bâtiment de commerce français endommagé que le comte de Peyrac avait ramené sur Tadoussac et tout à coup quelqu'un s'écria :

– Mais c'est le Saint-Jean-Baptiste, le rafiot de cette crapule de René Dugast de Rouen. Comment se fait-il qu'il arrive si tard... Il ne pourra s'en retourner...

– Que n'a-t-il coulé tout à fait... Ne nous amène toujours que du mauvais monde.

– Et l'occasion pour le sieur Gonfarel de Québec de s'enrichir encore.

– C'est-y le Dugast qui est encore capitaine ? Pas étonnant qu'il ait tiré du canon ! Préférait couler avec sa cargaison que de voir quelqu'un y mettre le nez... Avec tout ce qu'il trafique...

On descendit jusqu'au port et Angélique s'y trouvait au moment où le comte d'Urville abordait avec un nouveau contingent d'équipage. À son habitude, le joyeux d'Urville ne paraissait pas soucieux, mais plutôt affairé. Il salua de loin Angélique d'un air de connivence.

– Que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle en le rejoignant. Pourquoi a-t-on tiré du canon ?

– Quelqu'un s'est énervé sur ce navire de malheur. Nous l'entourions et allions nous présenter et lui proposer notre aide, lorsqu'il nous a envoyé une bordée destinée à nos œuvres vives et que nous n'avons évitée que de justesse. Notre prise de contact a donc été plus rude que prévu. Ont-ils voulu voir dans notre intervention des intentions malveillantes ? Ou bien le capitaine, malgré son navire en péril, préférait-il couler que se faire appréhender ? C'est une brute ivrogne ou malade, je ne sais, mais on n'a rien pu en tirer. Les voyageurs de l'entrepont, des immigrants, sont dans un triste état. Le tiers de ceux qui se sont embarqués sont morts au cours de la traversée...

– Pourquoi ce navire arrive-t-il à une si mauvaise saison ?

– Il s'est trouvé parmi les derniers à quitter l'Europe. Avec de la chance, il aurait pu faire l'aller et retour. Mais il n'en a pas eu : tempêtes, calmes plats, avaries... D'après ce que quelques hommes du bord nous ont dit... Mais ils sont plutôt farouches.

Villedavray s'approchait.

– On raconte qu'il a dans ses cales des tonneaux de vin français, du bourgogne de la plus haute qualité !

– Vous voici déjà bien informé, monsieur le marquis, dit d'Urville en souriant.

– J'espère que M. de Peyrac s'en est emparé ?

– Certes non ! M. de Peyrac désirait arraisonner ce navire avant de le laisser continuer vers Québec afin d'inspecter ses possibilités d'armement et de ne pas risquer de se trouver devant un bâtiment adverse sous les murs de la ville. Mais il ne tient pas à laisser accréditer la réputation de pirate qu'on lui prête trop volontiers.

– Il a tort, trancha Villedavray. Moi, à sa place, je n'hésiterais pas. Du vin de Bourgogne et même de la région de Beaune, paraît-il... C'est criminel...

Il prit aussitôt un air méditatif.

Angélique désirait regagner le Gouldsboro afin de joindre Joffrey de Peyrac et commenter avec lui cette matinée d'arrivée un peu mouvementée mais qui ne paraissait pas trop mal engagée.

Elle prit congé de ceux qui l'avaient si bien accueillie, particulièrement de la Canadienne Catherine-Gertrude Ganvin qui paraissait être, la forte poigne du village, et promit de revenir dans l'après-midi.

À bord, son mari lui confirma ce que le comte d'Urville lui avait déjà raconté. Malgré sa situation précaire, le navire rouennais qui se prénommait pieusement : le Saint-Jean-Baptiste, s'était montré franchement hostile, ce qui à la rigueur pouvait se comprendre lorsqu'il s'était vu environné par une flotte étrangère le contraignant à mettre en panne et à se faire reconnaître. Mais l'impression de Joffrey était que l'arrivée de ce navire pouvait leur causer préjudice à Tadoussac et il avait pris prétexte du mauvais accueil qui lui avait été fait pour se montrer sévère.