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Elle comprit qu'il était de même inquiet et qu'il avait sauté sur ce prétexte, profitant de l'initiative d'Angélique pour tourner une consigne qui l'embarrassait fort. À lui aussi, son maître donnait parfois du fil à retordre. Et le dévouement qu'il lui portait était cause de bien des tourments. L'indépendance et le goût du risque de Joffrey de Peyrac ne tenaient pas toujours compte des angoisses de ceux qui lui étaient attachés.

– Monsieur Erickson, je crois que nous nous entendons bien, lui dit Angélique en lui dédiant un sourire reconnaissant.

Sur la demande d'Angélique, Erickson fit venir le pilote laurentin qu'ils avaient engagé depuis Gaspé. Angélique désirait se renseigner sur ce lieu désert, près d'un cap où la flotte avait mouillé ce soir.

– Qu'est-ce que c'est Sainte-Croix-de-Mercy ?

– C'est... ma foi, c'est rien !

– Mais encore, qu'y a-t-il à Sainte-Croix-de-Mercy... Un campement indien ? un poste de traite ?... un hameau ?

– Rien, répéta l'homme.

« Alors !... qu'avait-il à faire Joffrey de Peyrac dans un endroit où il n'y avait RIEN ? » se dit-elle.

– ... Tout juste, là-haut...

– Quoi ?

L'homme pointait un doigt vers le sommet de la falaise.

Un ancien petit hospice de capucin, en ruine, où les Indiens parfois entreposent leurs fourrures à l'époque de la traite.

Qui avait pu donner rendez-vous à Joffrey en ce coin perdu ?

Ceux qu'elle avait fait demander les rejoignirent. Le Noir Kouassi-Ba, le Maltais Enrico, Vignot le charpentier.

Le groupe descendit dans la chaloupe et peu après ils abordèrent. Erickson laissa les deux rameurs de la chaloupe avec les sentinelles qui gardaient le feu. Il demanda à celles-ci de leur indiquer en quelle direction M. le comte s'était éloigné avec son écuyer. Ils leur indiquèrent l'amorce d'un sentier.

Chapitre 3

Ils grimpèrent aussitôt. Ils avaient éteint la lanterne. Seule la clarté de la lune se faufilait par instants, éclairant la sente escarpée qui menait au sommet.

Se glissant ainsi sous la ramée, Angélique perdit le sens du lieu et du temps. Elle avait retrouvé celle qu'elle avait été dans le Poitou lorsqu'elle entreprenait la folle aventure de sa révolte contre le roi de France. Elle avait rôdé ainsi sous les arbres, en compagnie de ses partisans comme des loups à sa suite, bandes redoutables soulevées de haine et de ressentiments : Huguenots et Catholiques, manants et hobereaux, tous attachés à ses pas pour semer la mort. Silencieux et sombres comme la nuit d'où ils surgissaient, dégringolant des falaises, tombant des arbres sur les cavaliers du Roi dans les chemins creux, ils avaient réussi pendant plus de deux ans à tenir en échec les «  missionnaires bottés » qui ravageaient la province et à faire reculer même les régiments du roi de France, envoyés pour les mater.

Ainsi, tandis qu'elle montait, poussée par une transe qui ne lui faisait éprouver ni la fatigue de l'ascension ni les griffures des ronces ou des branches, qui la flagellaient au passage, se superposaient dans son esprit des souvenirs, des sensations comme si un être ancien prenait possession de son corps...

Mais cette fois elle se battait pour défendre, pour sauver celui qu'elle aimait.

La clairière, qui apparut petite, étroite, s'inclinait en pente raide, vers le rebord, et surplombait d'un seul ressaut les eaux obscures du Saint-Laurent. Gaspé n'était pas si éloigné, encore, avec ses murailles dressées à pic, truffées d'anfractuosités dans lesquelles nichent des milliers d'oiseaux. L'océan se prolongeait en cet estuaire rempli de sel ; l'on entendait le bruit des vagues et un vent âpre vint glacer leurs fronts humides.

Angélique, des yeux inspectant l'alentour, ne voyait que l'aire inclinée de la prairie blanchâtre qui chavirait et s'arrêtait au bord du gouffre, mais quelqu'un la heurta pour attirer son attention. Vignot faisait signe, lui désignait quelque chose plus haut, sur la droite. Elle distingua une vague lueur et la forme d'une cabane de rondins. L'ombre de la forêt, en lisière de laquelle cette hutte avait été édifiée, en cachait les contours. Elle ne se révélait en retrait que par cette clarté, intermittente et difficile à déceler, mais qui provenait peut-être d'une chandelle ou d'un feu allumé à l'intérieur.

Le groupe s'arrêta et resta à l'orée du bois. Angélique se retourna vers Kouassi-Ba et lui fit signe.

Il rejeta la capuche de son surcot sur sa chevelure blanche et ainsi plus parfaitement invisible dans l'obscurité avec son visage noir, il se glissa en lisière des arbres jusqu'à la cabane.

Ils devinaient qu'il s'approchait et regardait par la fenêtre. Subitement, il fut là de nouveau et chuchota, que, en effet, c'était bien de là qu'émanait la lumière. Il y avait un feu allumé dans la cabane, mais il n'avait rien pu distinguer car les carreaux étaient en peaux de poisson opaques. Cependant il avait entendu un murmure, comme l'échange de deux voix, et l'une d'elles, il en jurait, était celle du comte de Peyrac.

Il était donc là ! Avec qui ?

La tension d'Angélique tombait. La pensée qu'il était proche et bien en vie la soulagea.

Quelqu'un avait convoqué le comte de Peyrac et celui-ci était allé à ce rendez-vous sans se préoccuper d'une escorte plus importante pour le défendre le cas échéant. Il n'avait pris avec lui que Yann Le Couennec et non sa garde espagnole, ce qui prouvait qu'il savait de qui il s'agissait, qu'il s'attendait même peut-être à cette rencontre. Il ne lui disait pas tout. Elle avait appris à le connaître et savait qu'il préparait longtemps à l'avance ses expéditions ; il avait des ramifications et des intelligences partout.

Et ce voyage à Québec ! qui sait depuis combien de temps il le méditait ? Elle n'aurait pas été étonnée de savoir qu'il s'agissait d'un envoyé du gouverneur de la Nouvelle France, M. de Frontenac, qui leur était acquis mais qui, sachant l'hostilité et la crainte de la population et de son gouvernement à leur égard, devait agir dans le plus grand secret. Cependant quoique rassurée, elle ne se décidait pas à bouger encore.

Pour une raison inconnue, l'endroit lui paraissait sinistre et sa crainte qu'elle s'interdisait d'extérioriser semblait se communiquer à ses compagnons et les frappait de gravité. Eux aussi ne bougeaient pas. Eux aussi éprouvaient un sentiment de méfiance. Les considérant dans la lueur sourde filtrant à travers les feuillages, elle leur vit des visages figés, durcis, attentifs. De nouveau, l'un d'eux toucha son bras et de l'index lui désigna quelque chose. On bougeait de l'autre côté de la clairière. Ils retinrent leur souffle. Ils virent Yann Le Couennec apparaître, à découvert, et faire d'un pas nonchalant le tour de l'endroit. Le jeune écuyer descendit vers le bord du précipice, contempla l'ombre du gouffre, parut écouter le battement des vagues sur les rochers en bas, puis remonta vers la cabane. À mi-chemin, il s'arrêta et alluma sa pipe. Puis il bâilla. Il semblait trouver la nuit longue. La situation ne devait pas requérir de lui une garde très attentive.

Angélique hésitait à faire connaître leur présence au Breton. Il était apparemment si dénué d'inquiétude qu'il n'en comprendrait pas la cause et peut-être Joffrey non plus.

Mais cela n'avait pas d'importance. Tout à l'heure, Angélique dans un éclair avait vu l'autre face de cette expédition vers Québec dans laquelle le comte de Peyrac et une partie de son contingent et de sa flotte s'étaient lancés, non pas avec légèreté mais, – sans doute parce qu'ils étaient presque tous nés Français et allaient à la rencontre de Français – une partie des obstacles qui les attendaient s'étaient comme effacés de leur conscience. Ils avaient en quelque sorte oublié le sort cruel qui faisait d'eux à jamais des bannis de la mère patrie.