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– Non, ma chérie, et je le regrette bien. Car je suis persuadée qu'un ours peut être un charmant compagnon. Il y en avait un à bord du Saint-Jean-Baptiste et j'ai pu l'apprécier, c'était un discret et parfait gentilhomme.

Honorine éclata de rire.

Sur ces entrefaites, le brouhaha baissa d'un ton et l'on entendit de la porte discuter et chuchoter, et quelqu'un qu'on ne voyait pas cria d'un ton irrité :

– Mais enfin... personne n'a donc peur ici ? Et si elle était dangereuse ? C'est invraisemblable...

Le commis répondait de façon indistincte et sur un ton d'excuse. La voix autoritaire reprit.

– ... Qu'importe... Alors, elle est ici ? Et il paraît que vous l'avez laissé soigner vos enfants... Vous manquez de la plus élémentaire prudence...

Angélique, intriguée, devinant qu'on parlait d'elle, s'avança tenant par la main Chérubin barbouillé de confiture.

– Me demandez-vous, Messire, s'informa-t-elle, s'adressant à un homme en gilet et redingote, coiffé d'un chapeau à plumes, un fonctionnaire royal sans doute, qui prenait ainsi à parti le commis. Il était accompagné d'une femme falotte, apparemment son épouse par sa mise bourgeoise, et d'un personnage entre deux âges à l'allure de greffier.

Le gentilhomme jeta à Angélique un regard indifférent et maussade :

– D'où venez-vous ?... du Saint-Jean-Baptiste je parie ! Il est dans un bel état ce navire. Je ne ferai pas mes compliments à ces messieurs de la compagnie de Rouen. Où est-il allé se promener pour arriver à pareille époque ? Et il trouve encore le moyen de se faire arraisonner par des pirates... en plein port de Tadoussac... Mais cela ne va pas se passer ainsi... On nous avait prévenus pourtant...

Il écarta d'autorité le commis, après avoir de l'autre main repoussé non moins péremptoirement sa femme qui voulait le suivre. « Restez donc dehors, ma chère, on ne sait jamais... » et pénétra dans l'entrepôt en gonflant le buste.

– Où est-elle ?...

Il paraissait prêt à affronter toutes les foudres de l'enfer et, après tout, se dit Angélique, il n'avait pas tort. Lorsqu'on raconte à la ronde qu'une démone est en route il n'y a pas de quoi sourire. On ne perd rien à rassembler ses forces. Ces choses-là ne sont pas faciles à vivre et elle pouvait en témoigner. Elle en avait rencontré une. Elle évoqua l'arrivée d'Ambroisine sur la plage de Gouldsboro, Ambroisine abattant à ses pieds comme un oiseau mourant et elle eut un frisson. Le brave homme avait raison d'avoir peur. Mais voilà, celui-là aussi, Ambroisine avec sa robe jaune, son manteau bleu canard, son corsage rouge et sa douceur féline, l'aurait retourné comme un gant. Il n'est pas si simple de déjouer les pièges des créatures démoniaques. Elle-même n'offrait-elle pas aux yeux de ces personnes inquiètes la même bénignité trompeuse ? Elle se félicita de s’être vêtue simplement et elle apprécia la sagesse avec laquelle la petite population de Tadoussac accueillait les événements. L'intervention du nouvel arrivant ne paraissait leur faire, à ces paysans, ni chaud ni froid et l'autre s'échauffa, puis se calma un peu en apercevant Marguerite Bourgeoys.

– Ah ! Vous êtes là aussi mère Bourgeovs... (Il se détendit.) Bienvenue, chère Mère. Que se passe-t-il ici ? On m'a dit ?...

Son visage cherchait alentour, voyait le coffre ouvert avec les médecines, les femmes, leurs bébés dévêtus sur les genoux.

– ...Mais enfin, c'est de la folie... Insensé !...

Il essayait d'accrocher un visage, de découvrir parmi toutes ces figures féminines, celle inconnue, terrible, sur laquelle brillerait les stigmates de Lucifer : la comtesse de Peyrac...

– ... Où est-elle ?... S'est-elle envolée en fumée ? Mère Bourgeoys, je vous prie, vous qui êtes une femme raisonnable... Montrez-la-moi !...

– Mais qui donc ?... demanda Mlle Bourgeoys qui ne suivait pas.

– Celle qui se fait appeler la comtesse de Peyrac et qu'on m'a dit être ici il y a un instant encore.

– En effet, je suis là, réitéra Angélique s'avançant vers lui derechef.

Cette fois, il la regarda mieux, mais ce fut pour éclater de nouveau en imprécations.

– Assez !... Vous vous moquez de moi.

– Comment cela ?

– Vous vous moquez tous de moi. C'est intolérable ! Que se passe-t-il ?... Les gens perdent la tête ! On me manque de respect, on me nargue, on passe outre à mes conseils et à mes avertissements...

Redressé dans une attitude théâtrale, il cria à la cantonade.

– ... Je demande à voir la comtesse de Peyrac !...

– Eh bien ! regardez-la, cria Angélique à son tour : c'est moi !

Elle ajouta, le voyant ahuri :

– ... Je suis la comtesse de Peyrac ne vous déplaise, Messire. Regardez-moi une bonne fois et ayez l'obligeance de me dire ensuite ce que vous voulez, par la fin.

Son interlocuteur passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Jamais on ne vit homme plus déconcerté. Son visage exprima les nuances de la surprise, du doute, de l'atterrement et de l'effroi pour revenir au doute et à la consternation.

Angélique l'acheva en ajouta avec hauteur :

– ... Et, de plus, qui êtes-vous, Monsieur ? Vous me réclamez à cor et à cri, et vous ne m'avez même pas été présenté...

L'autre eut un sursaut et, en désespoir de cause, s'en prit au commis. Il l'attrapa par le collet et le secouant :

– Imbécile ! Tu ne pouvais pas me prévenir plus tôt au lieu de me laisser me ridiculiser...

– Ne parlez pas ainsi à mon commis, s'écria Villedavray en s'élançant. De quel droit le molestez-vous ?

– Ah ! Vous, maintenant, monsieur le gouverneur d'Acadie ! Je ne m'étonne plus que les choses tournent à la saturnale !

– Saturnale ! Répétez !

Tout à coup Angélique aperçut Joffrey sur le seuil. Il était masqué.

Il venait de surgir à sa façon, sans qu'on l'eût entendu venir, et au moment où l'attente de sa présence étant rompue, un subit incident détournait de lui les esprits. Il avait l'art de l'apparition. Il s'arrangeait pour que sa vue provoquât un choc, on retenait un cri, on se demandait s'il venait de sortir de terre et, dans ce premier moment de trouble, les détails de sa mise recherchée sautaient aux yeux, accrochaient les regards. Un détail distrayait, empêchait l'auditoire de se ressaisir, laissant ainsi au maître du Gouldsboro le temps de prendre la situation bien en main.

Aujourd'hui, c'était ce masque qui frappait l'attention et puis dans sa tenue, une étoile de diamant d'une beauté sans pareille supportée à son cou par un large ruban de soie blanche et qui étincelait sur son pourpoint de taffetas noir bleu-nuit, travaillé de minuscules broderies d'argent. Un diamant de même grosseur ornait la poignée de son épée. À part cela, il y avait dans le reste de sa mise une simplicité qui le rapprochait de la mode anglaise, ce qui n'était pas sans causer une obscure inquiétude aux gens du lieu qui avaient vu, une génération auparavant, l'Anglais à Tadoussac, une occupation de plusieurs années par l'ennemi.

Par contre, on ne pouvait le confondre avec les seigneurs français, harnachés de plumes et de dentelles, de souliers à boucles et de gilets brodés. En fait, il répondait à l'image attendue de l'étranger, du corsaire, n'obéissant à aucun prince, à aucune loi et dont la richesse fabuleuse venue des Caraïbes, atteignait aujourd'hui l'Amérique du Nord.

Tel quel, il apportait au lointain et polaire Canada, bâti d'obscurs sacrifices paysans, pays de bois dépourvu de ces richesses minières qui avaient fait l'Eldorado des conquistadores, il lui apportait aujourd'hui, dans ces brumes hostiles, sur ses rives austères, l'image d'un de ces éclatants personnages dont parfois les matelots qui avaient beaucoup voyagé, ou les Acadiens qui les connaissaient mieux, évoquaient les exploits : les flibustiers. On grandissait aux veillées le nombre de leurs faits d'armes, de leurs richesses, ou de leurs crimes. On ne s'imaginait pas qu'on en verrait un, ici même, et parmi les plus réputés.