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Vivre avec Joffrey, dans son sillage, était un pur enchantement. Il était si sûr de lui. Toujours, il s'avançait parmi les hommes sans s'effrayer leur étrangeté, attentif à s'en faire des amis ou a les circonvenir s'ils se révélaient des ennemis.

Avait-il puisé aux sources de sa province singulière, le Languedoc, ce don où jouaient à la fois la science et l'instinct de la personnalité humaine ? Avec lui, le danger prenait de la saveur.

Les yeux de Joffrey sourient à Angélique, derrière son masque. Il se rapprocha d'elle.

– Vous avez déjà conquis vos Canadiens à ce que je vois.

– Ce n'est que Tadoussac. Tadoussac n'est pas Québec.

– C'en est la marche.

– Et puis figurez-vous que j'ai eu la chance de rencontrer la célèbre Mlle Bourgeoys, de Montréal...

– Vous aurez d'autres chances...

Le nombre de gobelets que l'on avait ingurgités et cette chaleur venue de l'âtre et de la foule, des groupes qui se formaient attirés par affinités, par sujets de discussion, permettaient d'atteindre ce moment d'une réunion où à la fois l'on se dissocie les uns les autres et l'on se réjouit, ne voyant plus dans l'anonymat de la cohue que celui, ceux, celles avec lesquels on se plaît, l'on s'entend, l'on s'amuse, dans une sorte d'isolement qui vous cache aux regards, et cependant vous livre à tous, et qui fait le charme, la réussite de ces rencontres entre humains.

L'excitation née du soulagement que l'on éprouve, le danger passé, communiquait ce sentiment que tout peut s'arranger si l'on y met de la bonne volonté.

Joffrey de Peyrac se trouva près d'Angélique. Il ne voyait qu'elle et elle seule existait pour lui. Elle tendit la main vers des flacons sur la table.

– Que désirez-vous boire, Monseigneur le Rescator ?

– Rien... Vous contempler.

Elle se souvint du présent qu'il lui avait offert, au matin par surprise, la montre fleur-delysée qui pendait à son cou.

– Pourquoi cette montre ? demanda-t-elle.

– Pourquoi pas ?

Elle se tourna vivement vers lui, sondant son regard à travers les fentes du masque. Elle posa un doigt sur sa joue, là où la trace d'une cicatrice apparaissait, en un geste désinvolte, familier, amical.

– Oh ! Toi, fit-elle, TOI !

Elle voulait dire : « Que de surprises en toi ! Ces mouvements d'âme, de cœur... qui n'appartiennent qu'à toi, qui enchantent ma vie ! Comment se guérir d'un tel charme ? Et aussi : je te connais, malgré ton mystère... Je te décrypte. Tu ne m'es pas totalement inconnu... Toujours, tu as su jouer de mon cœur et de mes plus secrètes pensées... C'est vrai... Et je suis sans forces en ton pouvoir. »

Indifférent au brouhaha qui les entouraient, il se pencha. Il lui prit le visage dans ses mains, la baisa doucement au front comme une enfant, puis sur la bouche, et elle sentait contre sa joue le bord du masque de cuir, tandis qu'il savourait ses lèvres.

Certains regards les surprirent. Celui de Marguerite Bourgeoys, du père Jésuite. Certains paysans hochèrent la tête. Certaines jeunes paysannes furtivement s'émurent.

Ce soir, on donnerait une grande fête sur le port.

On ne savait plus où on en était.

Chapitre 8

La soirée devait être marquée d'un incident qui, en achevant de donner au personnage d'Angélique un relief particulier, alimenterait pour longtemps la chronique légendaire à son sujet. Presque naturel, en tout cas compréhensible pour ceux qui la connaissaient et avaient l'habitude de vivre en son intimité, il apparut à certains aux confins de l'inexplicable, mais correspondant si bien à ce qui faisait le « climat » de vie des Canadiens, sensibles à toute intuition ou sentiment, que la reconnaissance dont elle avait été l'objet à Tadoussac, se confirma sans qu'on ait besoin d'en dire plus.

La fête battait son plein et, dans la nuit, chants et danses se succédaient, lorsqu'une idée subite la traversa, et, soudain préoccupée, elle quitta l'assemblée, au premier rang de laquelle elle venait de lever son verre et de boire à la santé de la Nouvelle-France et des gens de Tadoussac.

Tout allait pour le mieux, pourtant. De grands brasiers réchauffaient la nuit, et avaient permis de s'assembler çà et là, en différents lieux pour y manger, boire, danser. Un bœuf à la broche tournait sur la place de l'église. Peyrac avait fait distribuer quantité de vins, d'alcool, de sucreries et de médailles pieuses. Ces dernières, tout droit venues de France et représentant tous les saints du Paradis, offertes en cadeau personnel du comte à la population, donnaient à son arrivée en Canada une empreinte quasi religieuse et comme la bénédiction du Ciel, de sorte que chacun, même le sieur Ducrest, se livra sans remords aux distractions de la soirée. Le curé de l'endroit surgit des profondeurs de sa cave avec quelques fioles d'un alcool de sureau qu'il avait distillé lui-même et consentit à bénir les médailles apportées par la flotte du seigneur de Gouldsboro. On lui plaça une bouteille d'eau bénite dans les mains et on lui subtilisa les siennes de précieux nectar.

Chacun y put goûter et Joffrey félicita l'ecclésiastique des merveilles obtenues par son alambic de fortune.

Tous les équipages étaient présents, les soldats du fort, les commerçants, les paysans, les coureurs de bois et, bien entendu, les Indiens des campements, leurs chefs parés de plumes et « matachiés » comme il se doit.

Seuls étaient consignés à bord les passagers et l'équipage du Saint-Jean-Baptiste y compris le capitaine. Le comte de Peyrac montrait à leur égard un ostracisme qui pouvait, à la rigueur, se justifier par les deux coups de canon maladroitement tirés contre lui.

Angélique, soucieuse, partit à la recherche de Marguerite Bourgeoys qui elle, ayant bénéficié d'une mesure de clémence, était demeurée à terre avec l'enfant dont elle avait la charge. Angélique l'avait vue aborder Joffrey et, peu après, des paniers de victuailles étaient partis vers le Saint-Jean-Baptiste sous bonne garde, sans doute à l'intention des compagnes de la religieuse et des passagers les plus nécessiteux.

Après quoi celle-ci avait quelque peu participé à la fête allant d'un cercle à l'autre. Elle était partout accueillie avec affection et respect. Ensuite, elle s'était retirée. La fille du vieux Carillon, Catherine-Gertrude, lui offrait l'hospitalité dans sa demeure.

Angélique se fit désigner la maison, une grande ferme de solides pierres, avec l'étable plus grande encore jouxtant le bâtiment principal. Quand elle arriva, on faisait la prière du soir. Angélique se glissa à l'intérieur et s'agenouilla derrière la famille pour attendre la fin des dévotions.

Ce soir-là, en l'honneur de Mlle Bourgeoys on avait ajouté les litanies des Saints.

Angélique bouillait d'impatience, tourmentée par un souci qui lui était venu soudain, tout à l'heure, alors que les réjouissances allaient leur train, une idée stupide, farfelue. Elle était aux côtés de son mari, applaudissant aux danses des jeunes gens et des jeunes filles. Et puis, en elle, un éclair, tout à coup, et la pensée de quelque chose dont elle devait se soucier sinon ce serait trop tard. Prenant à peine le temps de déposer sa coupe dans les mains de la personne qui était à ses côtés, elle s'était faufilée entre les rangs des badauds.

– Avez-vous vu Mlle Bourgeoys ? demandait-elle. Savez-vous où se trouve Mlle Bourgeoys ?

L'ayant trouvée, elle attendait maintenant, et chaque minute passant la mettait sur le gril. Enfin, toute la pieuse compagnie se releva, et Angélique s'approcha de celle qu'elle cherchait.

– Mademoiselle Bourgeoys, puis-je vous dire un mot ?

La famille de Catherine-Gertrude, époux, fils, brus, enfants, petits-enfants, oncles, tantes, cousins, valets, servantes, en la découvrant s'extasièrent de la voir là, mais elle n'avait pas le temps de saluer tout ce monde. Elle attira Mlle Bourgeoys à l'écart.