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– Pardonnez-moi. Vous devez avoir hâte de prendre du repos.

– Je ne le nie pas. Quoique le service de Notre-Seigneur nous oblige à mortifier notre corps et qu'en général, je me contente de bien peu, j'avoue que dormir ce soir dans un bon lit, en Canada, me réjouira le cœur.

Elle eut un hochement de tête :

– Pauvre saint Jean-Baptiste ! J'avais beaucoup d'affection pour ce saint homme du désert qui baptisa Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais j'avoue que de longtemps je ne pourrai l'invoquer sans revoir l'affreux navire qui portait son nom. L'inconfort, ce n'est rien, mais la méchanceté, la hargne ! Toutes nos exhortations n'y pouvaient rien. Il semble que plus un équipage et son capitaine ont l'âme noire, plus ils tiennent à donner à leur navire un vocable de piété...

– J'ai déjà remarqué cela chez les pirates, reconnut Angélique, aux Caraïbes, les « Vierge-Marie » pullulent... Mais, précisément, écoutez-moi, je suis en souci à cause d'une chose que vous m'avez dite, ce tantôt... Je n'y ai point pris garde sur l'instant et puis, tout à coup, cela me revient et me tourmente.

– Oui ! Je vous en prie.

– Vous n'allez pas vous moquer de moi.

– Je vous en prie, répéta Marguerite avec indulgence. De quoi s'agit-il ?...

– C'est un détail insignifiant et pourtant il me préoccupe, surtout à cause de la mauvaise réputation de votre équipage... J'ai cru vous entendre dire, lorsque Honorine ma petite fille vous expliquait qui l'ours M. Willoagby, que vous lui répondiez y avait aussi un ours à bord du Saint-Jean-Saptiste ?

– C'est exact !

– Un ours ! ce n'est pas commun. Apprivoisé sans doute ? Or, cela ne court pas les rues. Ne s'agirait-il pas du même ours ?... ce M. Willoagby auquel nous sommes si attachés ?

– C'est ce que je me demande, avoua franchement Mlle Bourgeoys. J'ignorais le nom de l'ours qui était à bord. Depuis qu'Honorine m'en a parlé, je m'interroge.

– À la suite de quelles circonstances cet ours se trouva-t-il sur le Saint-Jean-Baptiste ?

– Dans le golfe Saint-Laurent, le capitaine a capturé sans scrupules une barque et ses occupants. Or, si étrange que cela paraisse cet ours s'y trouvait.

– Et il y avait bien parmi eux, un pauvre petit Maure.

– Oui, en effet.

– Ce sont eux, l'ours, Mister Willoagby, Timothey le négrillon !... Pas de doute, ce sont nos amis. Je vous en prie, dites-moi, qu'est-il advenu d'eux ?

– Le capitaine a vu en cela une bonne aubaine, la possibilité d'en demander rançon ou de les vendre à Québec. Car ils avaient aussi à bord un Anglais de la Nouvelle-Angleterre. Le propriétaire de l'ours.

– Élie Kempton !

– On a fort maltraité ces pauvres gens et particulièrement l'Anglais et bien que ce fût un hérétique, je n'ai pu me retenir d'intercéder en sa faveur au nom de la charité chrétienne qui interdit de molester l'être humain sans raison grave. Les matelots, tout mauvais qu'ils fussent, m'écoutaient assez. Je connais ce genre d'hommes, les gens de mer. J'ai pu les convaincre qu'ils auraient plus d'intérêt à amener leurs captifs comme prise de guerre à Québec, qu'à les tuer.

– Et l'ours ?...

– Ils l'avaient hissé à bord du Saint-Jean-Baptiste afin de s'emparer de sa fourrure, après l'avoir dépecé pour en faire du boucan.

– Quelle horreur ! Mon pauvre Willoagby ! et qu'est-il advenu ?

– Je leur ai démontré je ne sais plus comment que c'était un meurtre inutile et, de plus, de fait, cet ours n'était pas facile à aborder. Son maître a su le calmer et ensuite lui faire exécuter quelques tours qui ont amusé la compagnie. On les a laissés tranquilles et ils campaient sur le tillac.

– Si vous avez sauvé M. Willoagby, ma chère Marguerite, vous aurez droit à ma reconnaissance éternelle et à celle d'Honorine... Mais comment se fait-il que mon mari et ses hommes ne les aient pas vus ? D'après ce que vous me dites, ils seraient encore à bord du Saint-Jean-Baptiste !

– Sans aucun doute. Encore que depuis hier je ne les ai plus aperçus sur le pont. Peut-être comme nous arrivions à Tadoussac, le capitaine a-t-il préféré les dissimuler aux regards.

– Peut-être les a-t-il tués ? Oh ! mon Dieu, mademoiselle Bourgeoys ! Je comprends maintenant pourquoi j'ai été tout à coup tellement angoissée à leur sujet. Il ne faut pas perdre une minute.

Elle s'élança vers la porte. Marguerite Bourgeoys l'y rejoignit.

– Écoutez ! Je me souviens qu'à un certain moment l'un des passagers de la barque, un homme bien grossier il faut le reconnaître, mais aussi ce n'était pas une raison pour le rouer de coups comme ils l'ont fait, surtout qu'il se prétendait grièvement blessé...

– Ventre-Ouvert ! c'est lui !

– Peut-être ! Donc je me souviens qu'il a fait allusion au fait qu'ils étaient sous la protection du comte de Peyrac, qu'ils faisaient même partie de sa maison et que celui-ci, du tort qu'on leur causait, en tirerait vengeance. Il se peut qu'en se voyant abordé justement par le comte de Peyrac, le capitaine Dugast ait pris peur et ait dissimulé sa capture en quelque coin après les avoir bâillonnés, par exemple.

– C'est probable. Oh ! Les malheureux !

– Et j'y songe, continua encore la religieuse, la rattrapant à nouveau, qui sait, se Voyant entre les mains du comte et craignant les représailles pour son rapt, va-t-il essayer de les supprimer. Cet homme est capable de tout. Je l'ai observé.

– Oh ! Mon Dieu, répéta Angélique, pourvu que nous n'arrivions pas trop tard...

Elle s'adressait les pires reproches, tout en s'élançant. À Tidmagouche, elle avait manqué à tous ses devoirs. Elle avait laissé repartir la barque d'Aristide Beaumarchand sans s'informer de leur destination, sans les remercier de leur aide. Or, c'est vrai qu'il faisait partie – bon gré, mal gré – de ceux à qui ils devaient protection.

*****

Elle toucha légèrement la manche du pourpoint de Joffrey. Il se retourna et s'étonna de la voir essoufflée comme si elle avait couru, et elle avait couru en effet.

Elle le mit rapidement au courant de ce qu'elle venait d'apprendre.

– Avez-vous laissé des hommes à bord du Saint-Jean-Baptiste pour la nuit ? s'informa-t-elle.

– Non, personne ne pouvant quitter le navire, il n'y avait pas de prétexte, ni même de nécessité à cela.

– Alors, ils vont en profiter pour...

Déjà, Joffrey de Peyrac dressait un plan. Il fit signe à d'Urville qui dansait avec les demoiselles.

– Je vous laisse continuer la fête, lui glissa Joffrey à mi-voix. Faites tirer le feu d'artifice, afin de distraire l'attention et qu'on ne s'aperçoive pas de notre absence. J'ai à faire avec Barssempuy et ses hommes surle Saint-Jean-Baptiste.

*****

Angélique et lui descendirent vers le port, accompagnés des soldats espagnols. Barssempuy avait été posté près de l'embarcadère avec un petit contingent d'hommes en armes. Le comte de Peyrac en réquisitionna quatre pour ramer jusqu'au navire à l'ancre, dont la masse penchée se distinguait vaguement dans la nuit humide.

Comme la chaloupe commençait de quitter le rivage, les premières fusées du feu d'artifice, tirées par les artificiers du Gouldsboro, commencèrent à illuminer le ciel nocturne accompagnées de cris d'admiration de la foule.

Sur le navire aussi ils vont être distraits par le spectacle, dit Joffrey à mi-voix. Ils regarderont tous dans cette direction. Nous aborderons donc par-derrière afin de les surprendre.