« Tout cela n'avait peut-être ni queue ni tête, ni sens ni raison », se disait Angélique, assise près de lui et serrant le bras de Joffrey, mais tant pis. Elle voulait en avoir le cœur net. Et lui, la comprenait. C'était tellement réconfortant d'avoir pour époux un homme tout-puissant prêt à mettre à son service, ses troupes, ses armes, ses canons, ses navires, et qui ne se moquait jamais d'elle.
Toutes lumières éteintes, ils contournèrent l'épave afin de l'aborder du côté caché des lumières de la terre, et, en effet, on avait l'impression que les matelots de veille s'étaient tous portés à bâbord afin de mieux contempler de l'autre côté le ciel embrasé et ses merveilles. Comme l'un des hommes de Barssempuy se levait, armé d'une gaffe afin d'amortir le choc de la barque contre le flanc du navire, un cri de femme se fit entendre aigu, et tout à fait insolite dans cette nuit apparemment paisible et que troublaient seules les lointaines explosions du feu d'artifice.
– À moi ! À l'aide ! Y veulent ma peau !...
– C'est la voix de Julienne, s'exclama Angélique en se levant si brusquement qu'elle faillit tomber à l'eau.
Ainsi son pressentiment était juste. À l'heure même ses amis se trouvaient en danger.
– À l'aide ! À l'aide, criait la voix. S'il y a des chrétiens sur ce foutu navire qu'ils me portent secours ! On veut ma peau !...
Puis il y eut un bruit de cavalcade sur le pont. Cela grouillait là-haut dans l'obscurité suspecte.
Joffrey fit allumer le fanal, un grappin fut lancé du côté où le navire donnait de la gîte, planta ses crocs dans la rambarde même. Avec une dextérité qui trahissait une longue pratique de multiples abordages, les hommes de la chaloupe se trouvèrent en quelques secondes sur le pont du Saint-Jean-Baptiste. Le comte avait été le premier à y sauter. Angélique dut attendre qu'on lui lançât une échelle de corde. En se hissant, elle découvrit à la lueur des lanternes un spectacle qui lui donna la chair de poule. Joffrey, pistolet au poing, tenait en respect des matelots fort surpris, entre lesquels se débattait une femme dépoitraillée. C'était Julienne. Un peu plus loin, une forme indistincte soigneusement ficelée et bâillonnée gisait à même le pont. On lui avait déjà passé au cou une corde reliée à un boulet de pierre.
– Rien que ça ! dit l'un des hommes du Gouldsboro en contemplant la grosseur du boulet.
Délivré de ses liens, le pauvre Aristide Beaumarchand eut la même réaction d'incrédulité et d'effroi devant la taille de la pierre qui avait été sur le point de l'entraîner dans les profondeurs du Saint-Laurent.
– C'était donc vrai qu'on avait été sur le point de le noyer comme un chien.
– C'est le capitaine qui a donné l'ordre, braillèrent les matelots rudement houspillés.
On les ligota après les avoir délestés de leurs couteaux.
Julienne s'était jetée dans les bras de Peyrac et après avoir sangloté bruyamment sur l'étoile de diamant, se précipitait dans ceux d'Angélique.
– Je savais bien que vous viendriez nous sauver. Je le disais à Aristide. Ils viendront...
– Vous voyez comme ils nous ont traités, nous qui sommes d'honnêtes gens, fit Aristide, est-ce que ça n'est pas une honte ?
– Et l'Anglais, le colporteur ? s'inquiéta Angélique, l'ont-ils déjà jeté à l'eau ?...
– Non, il est encore avec son ours dans la cambuse aux chèvres. Il s l'ont mis aux fers.
En traversant la batterie où s'entassaient les passagers, on entrevit quelques figures peureuses. La plupart des voyageurs mis en alerte par le remue-ménage, sur le pont, et les bruits lointains de la fête à terre, ne dormaient pas. Après avoir souffert les mille tourments d'une traversée de près de quatre mois, les calmes plats, l'épidémie, les tempêtes, voici qu'arrivés en Canada, ils se trouvaient tombés dans une histoire de piraterie.
Tout au fond, c'était encore plus irrespirable et fétide, et l'on trouva Kempton enchaîné sur un lit de paille pourrie.
– Ah ! Madame, quel bon vent vous amène, s'écria le colporteur du Connecticut en levant au ciel ses mains chargées de chaînes. Je me désolais vraiment... Surtout à cause de votre paire de chaussures que j'ai terminée. Une merveille. Mais je ne savais comment vous la faire parvenir... et maintenant qu'on m'a volé toute ma marchandise.
– Ces bandits nous ont tout pris, pleurnicha Aristide. Sa cargaison à lui, mon rhum à moi, un rhum exceptionnel, du pur produit de la Jamaïque...
– Où est M. Willoagby ? demandait Angélique tandis que l'on allait chercher le préposé aux clés, afin de délivrer le prisonnier.
– Là ! dit Kempton en désignant la masse de paille à ses côtés.
– Qu'est-ce qu'il a ? Il ne bouge pas. Est-il mort ?
– Non ! Il dort !...
– Mais pourquoi ? Est-il malade ?
– Non, il dort !... Que voulez-vous, Madame, c'est sa nature. On peut obtenir tout ce qu'on veut de cet ours-là, Madame, sauf de l'empêcher de s'endormir aux approches de l'hiver... Si ce navire ne nous avait pas capturés, j'étais en train de le conduire en un lieu où il a un de ses terriers préférés. Ensuite, avec Aristide, nos serions allés relâcher à Terre-Neuve. J'ai là-bas quelques clients qui nous attendaient. Puis nous serions repartis pour la Nouvelle-Écosse... Au printemps, je serais revenu chercher Willoagby, et ensemble nous serions redescendus vers New York. J'ai l'habitude de ces détours... Mais voilà ! le sort en a décidé autrement. Nous sommes emmenés captifs en Nouvelle-France. Ce sont les aléas de la navigation...
Tandis que ces propos s'échangeaient en anglais, un matelot, de mauvaise grâce, était venu ouvrir les chaînes du colporteur, qui se leva, s'étira, se massa les poignets et les chevilles, et après avoir brossé soigneusement son chapeau puritain en pain de sucre, le remit sur sa tête.
– Qu'allons-nous faire ? demanda Angélique qui jetait des regards dubitatifs vers le tas de paille où se devinait la masse énorme de l'ours endormi. Comment le transporter ? Et c'était peut-être dangereux ou malsain de troubler son repos saisonnier.
– En effet, il ne faut pas le déranger, dit Kempton, soucieux, un ours qu'on réveille ne peut pas se rendormir et devient irritable et dangereux.
– Il faut pourtant que vous veniez à terre pour vous restaurer.
– Non ! Non ! dit vivement l'Anglais. Je dois rester ici pour veiller sur mon ami. Ces bandits de Français sont capables de venir l'égorger dans son sommeil, pour en faire du boucan. Déjà, je ne l'ai sauvé qu'à grand-peine et grâce à l'intervention d'une très aimable dame qui, quoique religieuse et papiste notoire, a pris mon parti et ayant quelque influence sur ces brutes a su leur faire entendre raison.
– Nous allons vous envoyer des vivres.
– Oui. Et donnez-moi aussi une arme. Ainsi je serai plus tranquille pour M. Willoagby. Je pourrai le défendre s'ils veulent l'approcher et le tuer dans son sommeil.
– Et où est Timothey ? s'écria Angélique qui n'en finissait plus de rassembler tout son monde.
On retraversa la batterie pour courir à la recherche du négrillon.
Au passage, Joffrey de Peyrac échangea quelques mots avec les religieux qui se trouvaient là et les assura que le navire d'ici peu pourrait poursuivre sa route vers Québec où ils arriveraient sans doute avant lui. Il leur renouvela une fois de plus l'assurance de ses dispositions pacifiques. Le Saint-Jean-Baptiste, dit-il, avait besoin de réparations et son capitaine d'une leçon. Tous en convinrent. Il y avait même un père Jésuite qui ne cacha pas qu'il était à bout.
– J'ai été six fois en Canada, Monsieur. Nul n'ignore que le plus favorable de ces voyages n'en est pas moins un tourment continuel du corps et de l'esprit. Mais aucun ne m'a donné autant de cheveux blancs que celui-là...