Le sauvetage de la veille achevait de lui rendre l'âme légère et de la convaincre comme les Canadiens que les augures lui étaient propices.
Elle savait qu'en réalité, la raison de leur prolongation à Tadoussac tenait à ce qu'un navire de la marine royale, le Maribelle, se trouvait encore retenu à Québec, manifestement pour les attendre.
De toute façon, ce bâtiment serait obligé de reprendre la mer incessamment et contraint de passer sous le front de leurs canons pour poursuivre sa route vers l'Europe.
Or, il n'y avait qu'à jeter un regard sur cette rade où le Saint-Jean-Baptiste bancal, dans lequel se terrait peut-être un envoyé du Roi, se trouvait soigneusement encadré par le Rochelais et le Mont-Désert, tandis que les navires de Barssempuy et de Vanneau surveillaient d'une part, l'entrée du fleuve Saguenay, de l'autre le cap ouvrant la sortie vers l'estuaire du Saint-Laurent, pour comprendre que Joffrey de Peyrac était, pour l'heure, le maître incontesté de Tadoussac.
Elle l'interrogea néanmoins.
– Ce geste de M. de Frontenac de vouloir retenir un navire pour nous... recevoir, ne prouve-t-il pas qu'il est moins notre allié que nous ne le supposons ?
– Je crois surtout qu'il doit composer avec les têtes fanatiques qui l'entourent, entre autre Castel-Morgeat qui est entièrement dévoué au père d'Orgeval et qui est gouverneur militaire, ce qui n'est pas rien. Mais prenons notre temps. Cela permet de laisser à bien des litiges celui de se résoudre.
La chaloupe les amenait tous deux au rivage. Leur attention fut distraite par la vue d'Aristide Beaumarchand et de Julienne qui, sur le port, paraissaient les attendre. Barssempuy les avait accueillis à son bord pour la nuit tandis que Timothey était confié à la bonne Yolande.
Sans doute, remis de leurs émotions, le couple un peu singulier que formait Aristide et Julienne attendait de pied ferme la venue de leurs bienfaiteurs. À quelques pas derrière eux, un cercle de badauds les observait d'un œil curieux.
– Était-ce la peine de nous être donné tant de mal pour trier nos équipages et nos gens d'escorte ? dit Angélique en riant. Nous nous retrouvons affublés de ces deux-là, avec en plus un puritain anglais du Connecticut et son ours endormi. Qu'allons-nous en faire ? Hélas ! ils représentent tout à fait le type « d'indésirables » dont la Nouvelle-France se garde farouchement. Regardez-les !...
En se rapprochant on voyait mieux la dégaine de pirate « marron » d'Aristide, surnommé Ventre-Ouvert depuis qu'Angélique lui avait, à la suite d'une blessure, « recousu la panse » comme il disait2, et l'allure provocante de Julienne qui paraissait toujours proposer ses charmes alors même qu'elle était tout innocemment à attendre la chaloupe aux côtés de son époux.
Dès que l'embarcation qui amenait le comte et la comtesse de Peyrac fut à portée de vue, ils firent de grands signes de bienvenue. Angélique y répondit en agitant la main.
Joffrey de Peyrac abaissa son regard sur elle, qui était assise à ses côtés. Il voyait, en profil perdu, la courbe de sa joue que rosissait le froid du matin, mais il devinait qu'elle ne pouvait s'empêcher de sourire aux démonstrations d'amitié de « ces deux-là », et qu'elle était enchantée de les avoir retrouvés.
– Vous les aimez... dit-il, les malheureux, les misérables, les réprouvés ! Où avez-vous acquis ce talent de vous les attacher, de calmer leurs fureurs secrètes, comme un dompteur réussit par sa seule présence à effacer en un animal sauvage le souvenir de ses rancœurs et de ses alarmes ?
– Je les comprends, fit-elle, j'ai...
Elle allait dire : « j'ai partagé leur vie », mais se contint. C'était là encore un domaine inabordé avec lui : la Cour des Miracles. Alors il aurait pu comprendre où prenait sa source le sentiment qui la liait à une Julienne laquelle lui rappelait la Polak, son amie des bas-fonds de Paris, ou à un Aristide qui évoquait toutes les crapules du monde qu'elle avait rencontrées mais de cette espèce assez fréquente, capable des pires crimes, avec pourtant quelque chose qui peut tourner au brave homme tout à coup.
– Ce sont les « vôtres », dit Peyrac, mais avouez ma chère, qu'ils sont quand même plus suspects que les « miens ».
– Oui, mais plus pittoresques !
Ils riaient, en complices, tandis qu'ils abordaient la plage où les rescapés du Saint-Jean-Baptiste se jetèrent derechef à leurs pieds. Aristide et Julienne étaient comme des enfants. Maintenant qu'ils avaient retrouvé le seigneur de Gouldsboro et dame Angélique, ils ne se préoccupaient plus de leur avenir. Et puisqu'on allait à Québec, eh bien ! eux aussi ils iraient.
– C'est joli par ici, fit Julienne en examinant les alentours avec satisfaction. Ça me rappelle le patelin où je suis née, du côté de Chevreuse.
Joffrey les quitta pour aller rejoindre l'intendant Carlon qui l'attendait un pas plus haut, près de ses marchandises laissées en souffrance.
Angélique décida de présenter à Mlle Bourgeoys, Aristide et Julienne qui lui devaient une part de leur salut. Ils la connaissaient pour l'avoir vue prendre leur défense sur le Saint-Jean-Baptiste, mais les circonstances avaient été peu favorables à des relations plus amicales.
Angélique remonta la côte, suivie de son escorte habituelle de Filles du roi, d'enfants, des deux soldats espagnols ainsi que de quelques hommes qui aidaient les jeunes filles à porter des corbeilles de linge et divers ustensiles, seilles, bassins, corbillons contenant de la pâte de savon car on avait décidé de faire ce matin une grande lessive à terre. Le chat suivait et batifolait autour d'eux.
Au premier degré du village, on croisa Catherine-Gertrude Ganvin qui revenait de la traite matinale avec un fléau de bois sur l'épaule auquel étaient suspendus deux seaux de bois cerclé. Celle-ci dit a Angélique :
– Venez boire un bol de lait... Je sais que vous l'aimez.
– En effet, il est délicieux.
Il y aurait du lait à Québec et du beurre et des œufs, denrées qui leur avaient cruellement manqué durant leur hivernage à Wapassou. Cela restait encore une richesse, presque un luxe de pouvoir en consommer quotidiennement et, dans l'ensemble, chaque famille des villages canadiens se suffisait à elle-même.
Tout en les accompagnant vers l'entrepôt de Villedavray, Catherine-Gertrude racontait que son mari était mort deux ans auparavant de la morsure d'un Iroquois.
– Mors qu'il s'en revenait des pays-hauts, chargé Je fourrures, l'impie lui était tombé dessus, du sommet d'un rocher et comme un fauve, cramponné à son échine, il lui avait planté dans la nuque ses terribles dents blanches.
Le Canadien avait eu du mal à s'en débarrasser et il avait quand même fini par le tuer. Mais la morsure s'était infectée et, si près du cerveau, ça avait fait un transport. Catherine conta la chose à Angélique en achevant de monter la côte.
– La morsure d'un Iroquois, c'est comme celle d'un chien enragé, ça vous coule un poison dans le sang.
Maintenant Catherine soutenait la ferme. Comme elle l'avait toujours soutenue, la disparition de son homme, coureur de bois, n'avait pas changé grand-chose à sa situation. Aujourd'hui, ses fils et ses gendres la ravitaillaient en venaison et fourrure, et aussi un voisin qui la courtisait et souhaitait l'épouser. Une veuve n'était pas en peine de se remarier dans ce pays-ci, mais elle préférait attendre. Elle en avait assez bien comme ça, de peuple pendu à ses basques : enfants, petits-enfants, cousins, cousines. Un mari, qu'est-ce que c'est ? Un enfant de plus...