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Et Yann lui-même, qui avait jadis tué un garde du seigneur d'Helgoat qui avait pendu son père pour braconnage d'un lièvre, ce Yann si franc et joyeux compère, oubliait qu'en territoire de France une corde de chanvre l'attendait encore.

Loin de s'avancer hardiment, on devait au contraire redoubler de ruse et de prudence, savoir que, par ici, personne né viendrait les défendre des lois et des anathèmes lancés contre eux et qui faisaient d'eux parmi leurs compatriotes, un gibier de potence. Tous étaient désignés à plus d'un titre.

Seules leur force, leur audace, leur vigilance leur permettraient de triompher et de passer outre et intacts, de sortir victorieux d'une entreprise folle quoique nécessaire, comme la salamandre traverse le brasier.

L'important, c'était de ne pas se leurrer.

Même jusqu'en ces contrées encore inhabitées des bords du grand fleuve septentrional, il faudrait se rappeler que tout contact avec les habitants du pays, qu'ils fussent Indiens, paysans, pêcheurs, religieux ou fonctionnaires du Roi, pouvait apporter la mort.

Elle en était là de ses réflexions lorsque, levant les yeux vers la clairière, elle crut être la proie d'un songe qui prolongeait sa pensée.

Semblables à deux oiseaux de proie, silencieux et rapides, deux hommes avaient surgi du bois, en face, et en quelques bonds rejoignaient Yann et sautaient sur lui. Il y eut une courte lutte à laquelle le Breton qui avait été attaqué par surprise et frappé a la nuque, succomba vite. Assommé, il gisait à terre, immobile.

Chapitre 4

Une voix grossière s'éleva dans le silence de la nuit.

– Pas la peine de le ligoter. Il n'y a qu'à lui attacher une pierre au cou et le f... au fleuve. Ça en fera déjà un de liquidé !

C'était l'un des assaillants qui avait parlé. Mais, dans cette lueur confuse, noire et blanche du clair de lune qui par instants s'atténuait de brume, l'attentat s'était déroulé si vite que les témoins invisibles, à la lisière des arbres, avaient à peine réalisé ce qui se passait.

Ce ne fut qu'en voyant traîner vers le rebord du précipice le corps inerte de l'écuyer, qu'ils réagirent. Angélique s'élança et les hommes bondirent à sa suite avec la même promptitude silencieuse que les inconnus, l'instant auparavant. D'un commun accord, ils cherchèrent à éviter tous bruits, tous cris, afin de ne pas donner l'éveil aux complices qui se trouvaient sans doute avec le comte de Peyrac à l'intérieur de la cahute.

La vieille rapière d'Erickson maniée par son poing redoutable fendit presque en deux le crâne du premier qui s'effondra d'une masse, comme un arbre sous la hache.

L'autre s'était retourné. Un coup terrible en pleine face lui rentra dans la gorge son cri prêt à jaillir. Le bras noir et noueux de Kouassi-Ba lui entoura le cou avec la force d'un boa étouffant sa proie et, d'une traction brutale en arrière, il lui brisa la nuque.

Une vie incessante de luttes et de dangers avait fait de la plupart des hommes de Peyrac, surtout de ses plus anciens compagnons, de redoutables tueurs.

Deux cadavres gisaient sur l'herbe rêche près de Yann évanoui.

Par signes, Angélique indiqua qu'il fallait les tirer à l'écart. Elle voulait essayer d'examiner les inconnus afin de déterminer qui avait pu les envoyer : marins en rupture d'équipage, coureurs de bois, valetaille au service de quelques seigneurs, de toute façon des hommes de main. Elle ne doutait pas qu'ils avaient été placés là non seulement pour écarter Yann, mais encore pour assaillir et tuer Peyrac lorsqu'il sortirait de la cabane où on l'avait attiré.

La scène ne paraissait pas réelle au sein de cette forêt canadienne presque inviolée encore, toute bruissante de la vie des eaux et des bêtes sauvages. Mais le pressentiment d'Angélique avait été juste. C'était le début de la guerre contre eux.

Cependant, dérangés par ces allées et venues furtives et les violences des humains, les oiseaux qui nichaient endormis dans les anfractuosités de la falaise s'envolèrent en poussant des piaillements rageurs. On vit tanguer les ailes blanches dans la nuit profonde puis certains revinrent se poser en caquetant sur la clairière même.

Percevant un remue-ménage à l'intérieur de la cabane, Angélique et ses complices se retirèrent précipitamment dans l'ombre des arbres en halant les corps avec eux.

Prêts à tout, ils fixaient les yeux sur la porte qu'on entendit grincer.

– Quels sont ces cris ? demanda une voix d’homme.

– Rien, des oiseaux, répondit le timbre de Joffrey de Peyrac, dont la haute silhouette se pencha pour franchir le seuil, puis se redressa. Il fit quelques pas encore.

Il était très visible dans le clair de lune. Ils devinèrent que son regard cherchait autour de lui. Il dut à d'imperceptibles signes deviner quelque chose de suspect.

– Yann ! héla-t-il.

Le fidèle écuyer ne parut pas, ne répondit pas, et pour cause.

À ce moment, l'autre occupant de la hutte surgit à son tour, derrière le comte.

Autant qu'ils pouvaient en juger à cette distance, c'était un homme d'un certain âge, un peu voûté, dégingandé avec une allure nonchalante et désabusée. Il ne paraissait pas dangereux.

Ainsi que Peyrac, il regardait vers la clairière, les oiseaux picorants et agités :

– Des hommes sont venus, dit la voix de Peyrac, ou bien c'est Yann. Mais alors où est-il ?...

Le timbre voilé de cette voix qui lui était si chère fit tressaillir le cœur d'Angélique. Joffrey ne portait même pas son masque. Elle reconnaissait dans la clarté blafarde de la lune, son visage tant aimé, dont les cicatrices, marquées d'ombres dures, accentuaient le caractère, visage intimidant mais aussi rassurant pour ceux qui connaissaient son intime bonté, son intelligence, ses vastes connaissances, ses multiples capacités.

Le cœur d'Angélique tressaillit d'amour éperdu. Il était vivant. Elle arrivait à temps. L'espèce d'indifférence qu'affichaient les deux hommes ne l'influençait pas. Elle savait que le danger rôdait, était certain. Et peut-être Peyrac commençait-il à s'en douter. Elle le devina sur ses gardes.

La main d'Angélique se crispait sur la crosse de son pistolet, dont elle avait relevé le « chien ».

Ses yeux ne quittaient pas le gentilhomme qui demeurait un peu en retrait, près de la porte, mais qui lui aussi jetait des regards inquisiteurs alentour.

« Il doit se demander où sont passés ses sbires », songea-t-elle, « il estime, je parie, qu'ils tardent beaucoup à se jeter sur Joffrey et à le frapper dans le dos, comme convenu. Ce n'est pas un homme à faire la besogne lui-même. »

Au même instant, comme pour lui donner un démenti, elle vit l'individu se ruer sur Peyrac, l'épée haute.

Elle cria, tira en même temps.

Le comte de Peyrac avait fait un bond de côté. Il était déjà en garde, l'épée en main. Mais le coup de feu avait arrêté l'élan du misérable.

Il tituba. Une seconde détonation retentit et il s'effondra de tout son long. Il paraissait immense et filiforme comme un serpent sur le sol blanchi de lune.

Peyrac leva les yeux. Il aperçut Angélique toute droite, à la lisière du bois, la main qui ne tremblait pas tenant encore l'arme d'où s'échappait un mince filet de fumée.

Elle était superbe comme une apparition guerrière.

– Joli coup, madame !

Ce furent les premiers mots que Peyrac prononça alors qu'elle s'approchait de lui d'un pas qui semblait glisser à la surface du sol et achevait de l'apparenter à un être un peu fantomatique. Le clair de lune accentuait la pâleur de son visage. Elle était comme translucide avec l'auréole de ses cheveux clairs, son manteau argenté de loup-marin jeté sur ses épaules. Il n'y avait de dur, de réel en elle que cette arme qu'elle continuait de brandir dont le bois et l'acier brillaient, choquant dans cette main de fée, si fine et fragile.