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Mais la force de ce poignet frêle se révélait à la tenue de l'arme. Si lourde et encombrante fût-elle, elle ne frémissait pas, prête à tuer à nouveau, et le regard d'Angélique guettait avec une furtive et rapide acuité que Peyrac ne lui connaissait pas, comme si elle avait été habituée à percer l'ombre de la nuit et celle épaisse des bois.

Elle vint près de lui, se tint à ses côtés, toujours aux aguets, et il eut l'impression de voir se matérialiser l'image de ces anges protecteurs, que la croyance donne en gardiens, aux humains.

– Ils ont voulu vous tuer, murmura-t-elle.

Sans aucun doute. Et sans vous, en cet instant, je serais mort.

Un frisson ébranla Angélique. Sans son intervention, il serait mort.

Elle connaîtrait à nouveau ce cauchemar sans nom, d'être séparée de lui, de l'avoir perdu à jamais.

– Il faut fuir, dit-elle. Oh ! Pourquoi avoir commis cette folie, cette imprudence ?

Il se méprit sur ce qu'elle qualifiait de folie et d'imprudence.

– Je me reconnais coupable. Cet homme s'est présenté comme envoyé de M. de Frontenac. Je ne pouvais attendre de celui-ci une pareille traîtrise. C'est une bonne leçon. Désormais, je me méfierai doublement. Sans vous, ma chérie... Mais, où est Yann ?

Yann revenait à lui. Les hommes se groupèrent autour du comte de Peyrac. Brièvement, on lui fit le récit de l'attaque dont avait été victime son écuyer et qui prouvait que des hommes avaient été postés intentionnellement pour les exécuter.

Peyrac s'agenouilla devant le corps du mort et le retourna. Il avait reçu la première balle en pleine poitrine, l'autre avait traversé le dos alors qu'il tombait. Il était bel et bien mort, sans rémission, et son visage affaissé, la bouche béante, portait la trace d'un certain étonnement.

– Le marquis de Varange, dit Peyrac. Le gouverneur de la Nouvelle France me l'envoyait porteur d'un message où il me souhaitait en quelque sorte la bienvenue. Sachant à quel point sa politique est peu appréciée, mais voulant la poursuivre jusqu'au bout, il me recommandait la plus grande discrétion pour cette entrevue. Il veut mettre Québec devant le fait accompli, et cela se conçoit. J'avoue que j'ai suivi ses directives et n'ai soufflé mot à personne de cette première rencontre. J'ai commencé à le regretter dès que je me suis trouvé devant Varange. Il m'a aussitôt inspiré des soupçons, mais je n'arrivais pas à définir pourquoi.

On entendit craquer le sous-bois par le sentier qui montait de la rive. Une voix héla :

– Que se passe-t-il ?

Alertées par les coups de feu, deux sentinelles préposées à la garde du feu et des canots s'aventuraient à leur recherche.

– Arrangez cela, Erickson, dit précipitamment Peyrac, il faut que l'affaire ne s'ébruite pas.

Le capitaine du Gouldsboro s'élança au-devant de ses hommes.

– Tout va bien les gars. Retournez à votre poste... Puis il revint vers le groupe. On tenait conseil.

Il y avait trois cadavres, dont celui d'un fonctionnaire colonial de renom, bras droit du gouverneur de la Nouvelle-France. Mais le coin désert choisi pour perpétrer ce lâche attentat contre Peyrac faciliterait la tâche d'effacer les traces du drame.

La forêt est vaste et le fleuve profond, dit Peyrac. Et vous autres, vous savez garder un secret. Ce ne sera pas la première fois, mes amis.

Il avait dénombré vivement ceux qui étaient venus avec Angélique. Ceux-là, c'étaient des tombeaux. Leur mémoire était plus discrète que des oubliettes. Ce qui devait en être effacé l'était à jamais. Même sur le chevalet, ils ne s'en seraient pas souvenus.

Le bras de Joffrey de Peyrac glissa autour de la taille d'Angélique et d'une pression, il la tira de ce demi-songe où elle demeurait, la main sur la gâchette.

– Vous-même, madame, comment avez-vous été avertie de ce qui se tramait pour survenir si bien à point ?

– Un pressentiment ! rien d'autre, mais tellement fort ! une impulsion, la crainte de vous savoir mal protégé pour rencontrer qui que ce soit en ce pays qui ne peut être pour nous que truffé de chausses-trapes. Je ne pouvais plus rester à attendre dans cette angoisse. J'ai demandé à ceux-ci de m'accompagner. Mais je puis vous affirmer que personne d'autre n'est au courant.

– Sans Mme la comtesse, vous étiez dans de beaux draps, Monseigneur, fit Erickson.

– Les beaux draps du Saint-Laurent ! se moqua Peyrac avec une grimace.

Angélique se remit à trembler et le comte sentait frissonner sous sa paume ce corps de femme tout à l'heure impassible, comme coulé dans de l'acier et maintenant frémissant d'une faiblesse féminine.

L'imagination d'Angélique lui présentait une vision taraudante. Joffrey assassiné, son corps jeté avec une pierre au cou du haut de la falaise. On avait failli, une fois de plus, le lui tuer par surprise, par traîtrise.

Joffrey avait raison. Ce crime destiné à être accompli dans le plus complet mystère – et l'on n'aurait jamais rien su – il fallait le payer du même anonymat. Faire disparaître les traces.

Car ils avançaient vers le Québec chargés d'une réputation assez redoutable. On ne pouvait y ajouter encore la mort du marquis de Varange. Elle serait taxée de geste d'hostilité et non de légitime défense. On crierait à l'assassinat, au massacre.

– Je ne sais ce que cet imbécile avait derrière la tête, reprit Peyrac après un instant de réflexion. Mais j'ai la quasi-certitude qu'il n'a pas agi sur des ordres venus de Frontenac. C'est exclu. Qu'il ait passé outre, au contraire, aux assurances de bonne hospitalité que me multipliait le gouverneur, c'est probable. Québec est divisé en factions à notre sujet. Frontenac n'a eu que le tort de mal choisir son messager. L'a-t-il seulement choisi ?

Lorsqu'il s'était agenouillé près du mort, en fouillant les poches, il en avait sorti des papiers, des objets et, après les avoir examinés afin de savoir si rien ne s'y trouvait pouvant l'éclairer sur les instigateurs du complot, il avait tout remis en place.

– Pas de traces ! Rien ne reste en notre possession qui puisse laisser supposer à quiconque que nous nous sommes trouvés en la présence de ces hommes. Je laisse dans les poches de M. de Varange la lettre de Frontenac. Ce sera comme si elle ne m'avait jamais été remise. Et ils disparaîtront comme ils avaient prévu de nous faire disparaître.

Il envoya Erickson inspecter la cabane afin qu'aucun indice de cette rencontre ne risquât d'y subsister.

Puis il entraîna Angélique et ils commencèrent de redescendre vers la grève. Kouassi-Ba, Vignot et Enzi demeuraient en arrière afin de nettoyer la place.

À mi-chemin de la descente, sous l'obscurité des arbres, Joffrey de Peyrac s'arrêta et prit Angélique dans ses bras, l'étreignant avec passion.

– Vous m'avez sauvé la vie, mon amour. Soyez remerciée mille fois !

Les cris aigus des oiseaux de mer dérangés à nouveau et tournoyant dans les ténèbres leur parvinrent, s'élevant aux alentours du cap. L'eau du fleuve se refermait. Toutes traces étaient effacées de ce qui, dans cette nuit de suie des déserts laurentins, paraissait n'avoir été qu'un cauchemar.

*****

Le Gouldsboro, c'était le refuge où ne les atteindrait plus la mort. Elle voulait s'y terrer avec lui. Et là seulement elle saurait qu'elle l'avait sauvé.

Lorsque la chaloupe se dirigea à grands coups de rames vers le bâtiment, immobile, dont les trois beaux fanaux du château arrière en forme de torches, aux verreries rouge et or se reflétaient dans les calmes eaux nocturnes, elle continuait de trembler. Elle se cramponnait au bras de Peyrac. Par moments, le regard du comte s'abaissait sur elle, mais il ne disait mot.