Il comprenait qu'après la tension de ces dernières heures, elle était bouleversée. Lui aussi, par ailleurs. Moins du danger qui avait plané sur lui, que de cette intervention miraculeuse. À tous point de vue, ç'avait été une surprise, un choc : elle avait surgi tellement efficace, indomptable, et à tout prendre farouche, prête à tout pour le sauver. Et elle lui avait sauvé la vie. Il réalisait mieux à quel point elle l'aimait, la place qu'il tenait dans ce cœur de femme, et pour l'avoir vue si' surprenante à l'orée du bois, le bras tendu, implacable, levant son arme, et abattant sans trembler l'homme qui le menaçait, il découvrait encore d'elle un aspect mystérieux, étranger. Frappé de cette révélation, il la tenait-contre lui précieusement, avec une sensation éblouie qui effaçait toutes les autres. Il se dit qu'il se souviendrait toujours de cette nuit prodigieuse comme d'une fête. La mort l'avait frôlé de près, mais ce n'était pas la première fois. Ce qui était nouveau, c'était la sensation de bonheur délectable, l'euphorie de se sentir bien vivant par la grâce de celle qu'il aimait ; qu'elle lui ait fait à l'instant le plus inattendu don de la vie et l'aveu éclatant de son amour : c'était cela qui comptait et marquait cette nuit au Canada, d'une étoile.
Angélique, serrée contre lui, ne se remettait pas aussi simplement de l'émotion éprouvée. L'aiguë de l'angoisse qui l'avait éveillée, comme un appel l'arrachant à son propre corps, lui laissait un malaise. Positivement, elle se sentait malade.
*****
Lorsqu'elle fut seule avec lui dans la cabine du Gouldsboro, le beau salon, leur domaine qui avait abrité tant de scènes d'amour et de passion entre eux, ses nerfs craquèrent et elle éclata en reproches véhéments.
– Pourquoi avez-vous fait cela ? Cette imprudence !... Me prévenir au moins, me tenir au courant. J'aurais senti à l'avance le danger... Je sais, moi. J'ai affronté le roi de France. Je sais de quelle traîtrise les siens sont capables... J'ai été la Révoltée du Poitou. Vous ne me faites pas confiance. Je ne compte pas. Je ne suis qu'une femme que vous méprisez, que vous ne voulez pas connaître.
– Ma chérie, murmura-t-il, calmez-vous. Quoi, vous me sauvez la vie, et puis vous me faites une scène de ménage ?
– Ce n'est pas incompatible.
Puis elle se jeta dans ses bras, l'étreignant presque défaillante.
– ... Oh ! Mon amour ! Mon amour ! J'ai cru revivre ce cauchemar que je faisais trop souvent jadis, lorsque j'étais seule loin de toi. Je courais, vers toi, dans une forêt, je te savais en danger, mais j'arrivais trop tard. C'était affreux !
– Cette fois vous n'êtes pas arrivée trop tard.
Il l'embrassait et caressait ses doux cheveux contre son épaule.
Soudain, elle rejeta la tête en arrière pour le regarder en face.
– Retournons, Joffrey ! Retournons à Gouldsboro. N'allons pas plus avant. Je viens de comprendre la folie que nous commettons. Nous pénétrons dans le royaume. Si loin que nous soyons en Amérique, nous nous livrons au Roi, à son Église, ce Roi que j'ai combattu, cette Église qui vous a condamné. Nous avions réussi à leur échapper, à gagner la liberté et voici que nous revenons nous mettre entre leurs mains. C'est folie !
– Nous revenons avec des vaisseaux et de l'or, des traités et la grâce du temps écoulé.
– Je n'ai pas confiance.
– Est-ce vous qui déclarez forfait, ma guerrière, dès le premier combat ? Ce n'était rien : une escarmouche. Nous avons prouvé que notre alliance était de force pour en venir à bout.
Il la serrait très fort afin de lui communiquer sa force et sa foi. Mais elle ne se rassurait pas.
– Devons-nous vraiment aller à Québec ? fit-elle d'une voix où il sentit frémir toute une anxiété irraisonnée. Cela me paraissait simple : nous revenions en amis parmi les nôtres. Et puis, tout à coup, j'ai vu l'envers du tableau. On nous attendait, on nous attirait pour mieux nous capturer, pour nous abattre enfin.
– Ne vous affolez pas ! Tout n'est pas simple en effet, mais tout n'est pas si grave, non plus. Nous avons des amis sûrs et fidèles dans la place.
– Et des ennemis irréductibles aussi ! Nous l'avons vu !
Elle hocha la tête et répéta :
– ... Devons-nous vraiment aller à Québec ? Il ne répondit pas aussitôt.
– Oui, je le crois, dit-il enfin avec fermeté. C'est un hasard à courir, une épreuve à affronter. Mais ce n'est que dans le face à face que nous pouvons triompher de l'hostilité accumulée contre nous. Et si nous triomphons, nous obtiendrons cette paix qui nous est nécessaire pour survivre, nous, nos enfants, nos serviteurs, nos amis, et sans laquelle notre liberté gagnée ne serait qu'un leurre. Nous resterions toute notre vie des pourchassés.
Il avait pris son visage entre ses mains et il plongeait son regard dans le sien aux transparences d'émeraude où il pouvait lire le reflet d'une détresse insondable qui avait été celle de cette belle marquise du Plessis-Bellière, lorsqu'elle affrontait, seule avec ses faibles forces, le roi de France, une femme inconnue, la Révoltée du Poitou, dont il avait eu l'image, tout à l'heure, à l'orée du bois.
– Ne crains rien, mon amour, murmura-t-il, ne crains rien ! cette fois, je serai là. Nous sommes deux, nous sommes ensemble.
Il réussissait à l'arracher à sa hantise, à fortifier sa confiance en l'avenir et en leur destin. Peu à peu elle se rassurait, voyait dans le hasard qui lui avait permis de venir à son secours le visage de la chance plutôt que celui de la défaite.
La joie remplaçait la peur. L'ivresse de la certitude, du rêve enfin atteint de l'avoir retrouvé de nouveau la grisait, la faisait défaillir de bonheur. De nouveau la chaleur irradiait au creux de ses reins, là où se posait la main de Joffrey. Elle battit des paupières dans une mimique d'assentiment, d'heureuse soumission.
– Qu'il en soit ainsi ! Nous irons à Québec, mon cher seigneur. Mais alors, promets-moi... promets-moi...
– Quoi donc ?
– Je ne sais pas !... que tu ne mourras jamais, que tu me garderas toujours... que rien ne pourra nous séparer, quoi qu'il arrive... quoi qu'il arrive...
– Je te le promets. Il riait.
Leurs lèvres s'unirent. Oublieux de tout, ils s'abandonnèrent à cet amour qui les unissait, chaque jour plus fort, et qui était déjà une victoire.
Deuxième partie
Au cours du fleuve
Chapitre 1
– Ah ! soupirait le petit marquis de Villedavray, en humant l'air humide et saumâtre du fleuve, ah ! Que j'aime cette atmosphère d'amour...
L'intendant Carlon le regarda, interloqué.
On était sur le pont d'un navire par un froid crépuscule de novembre, et le fait que le ciel plombé se fût entrouvert à l'horizon pour laisser filtrer un peu de lumière dorée ne justifiait pas une telle exclamation de ravissement. L'eau était glauque et agitée. Désert à en être suspect. Sous leur pelage touché d'aurore et de feu par l'automne, les Laurentides cachaient le sauvage hostile, le Montagnais chevelu au nez percé, aux oreilles déchiquetées, un Indien de race algonquine, rustre et sauvage comme un sanglier.
De temps à autre un vol d'oiseau passait drainant dans son sillage des cris hagards.
– Où y avait-il de l'amour dans tout cela ?
– Ne sentez-vous pas, Carlon, continuait le marquis en gonflant son torse sous sa pelisse fourrée de loutre, quelle exaltation, l'amour ! Ah ! L'amour ! Quel climat béni, le seul où l'être humain puisse vraiment s'épanouir, s'ébattre comme un poisson dans l'eau. Qu'il est donc agréable de s'y plonger, de s'y régénérer. Rarement l'ai-je senti régner autour de moi avec une telle intensité.