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Et, vogue la galère ! Il serait temps de retrouver son amoureux transi à Québec. Ce qui, derrière Bardagne, occupait son esprit, c'était Desgrez.

Desgrez, surgit. Desgrez la regardant dans la pénombre et lui disant : « Me voici, marquise des Anges. »

Alors, cela donnait le raisonnement suivant : si Desgrez intervient, c'est rassurant car il est très efficace, mais c'est aussi inquiétant car c'est la preuve que la situation est dangereuse. Desgrez est toujours intervenu quand cela allait très mal pour elle.

Il n'est pas seulement intervenu pour jouer un mauvais tour à Bardagne. Le comte de Bardagne ne sait rien. Il pense que Desgrez l'a envoyé en mission en raison de ses mérites.

Mais c'est Angélique qu'il cherche à travers lui. Il lui a envoyé un homme qui n'est pas dangereux pour elle. Un homme qui suivra ses instructions, car sinon il le renverra en prison.

À elle de jouer le jeu, maintenant. Là-bas ! Ici !

Le fait que d'Arreboust avait été arrêté, que Loménie-Chambord se trouvait presque disgracié, qu'une menace sérieuse pesait sur Villedavray, malgré sa faconde, et même sur l'intendant Carlon, pour le simple fait d'avoir accepté leur aide en Acadie, prouvait la force de la collusion de ceux qui voulaient les écarter.

Il y avait eu Ambroisine. Elle était presque un symbole, une quintessence du refus. Elle avait été comme un lien entre les complices des deux mondes, désignés pour combattre Angélique et Peyrac.

Elle avait disparu. Mais d'autres surgiraient.

C'était comme l'hydre aux cent têtes. Pourquoi ? En échange, Desgrez réapparaissait. Il reprenait sa place dans le ballet tournoyant. Sans doute, ne l'avait-il jamais quittée, la ronde qui les entraînait...

Elle fit un effort de mémoire.

Ambroisine lui avait parlé de Desgrez qui était sur le point d'arrêter son amie, la marquise de Brinvilliers, l'empoisonneuse. Elle avait dit : « Je me suis enfuie à cause de lui. Il était trop curieux, il était sur mes pas... »

Elle sursauta.

Une présence invisiblebougeait à ses côtés comme si un être s'approchait d'elle avec précaution, frôlant sa robe. Elle se rejeta en arrière, la bouche ouverte, prête à crier de terreur. Elle était restée terriblement nerveuse depuis l'histoire de la Démone.

– Ah ! C'est toi ... ? Tu m'as fait une belle peur ! ... ? Viens, mon chat...

Le chat l'avait suivie à son habitude presque dans son appartement. Ou bien était-il endormi sur le lit ?

Intrigué de la voir ainsi immobile debout, il s'approchait, sautait sur la table et maintenant il était tout près, effleurant sa joue de son petit museau de satin rose, ses yeux d'or plongeant dans les siens avec une curiosité dubitative : « Qu'est-ce qu'il lui arrive ? Est-elle malade ou bien veut-elle jouer ? »

Elle se mit à rire.

– Viens, mon chat...

Elle l'entoura de son bras, sondant ces prunelles impavides et mystérieuses.

« ... Toi, tu l'as vue ! songeait-elle. Tu as vu le feu de Satan qui auréolait son ravissant visage et tu te hérissais et crachais de fureur... Le Mal... Toi, tu le voyais, petit chat !...

Et l'Indien aussi, l'a vu. Piksarett ! « Une femme pleine de démons », disait-il. Et il a pris la fuite en me criant : « Fais tes prières. »

Retrouverait-elle Piksarett en Canada ? L'abandonnerait-il aux démons ?

Elle caressa le chat. Son tendre pelage était rassurant. Il avait de longs poils soyeux. En chat adulte, bien nourri, qui, enfin, n'a d'autres soucis que de se parfaire, il passait la plus grande partie de ses journées à se laver très activement. Pour le moment, il était calme, confiant en l'avenir. Il se roula en boule, s'installant près de la lampe pour un repos qu'il paraissait envisager long et sans rêves.

C'était en le retrouvant ensanglanté, dans la nuit du village, à Gouldsboro, les pattes brûlées, torturé par un invisible démon, qu'elle avait appris que le Mal rôdait... Le Mal qui s'attaque à l'Innocence.

Dans un boudoir de Versailles, jadis, la nuit encore, elle avait vu à la lueur des chandelles, un nouveau-né qu'on égorgeait avec une longue aiguille.

« Ne regardez pas au panier », disait aux gardes du Palais, la voix rauque de l'horrible sorcière, remportant, à l'aube, le petit cadavre immolé.

La même terreur nauséeuse lui revenait à l'évocation de ces souvenirs.

Angélique s'assit devant la tablette du secrétaire.

Le chat, les pattes repliées en manchon, les yeux à demi clos, n'en surveillait pas moins avec intérêt des préparatifs inusités :

Feuillets de vélin grège, un encrier, une plume d'oie soigneusement coupée, le grattoir, le canif, les bâtons de cire, la coupe d'écaille, sertie d'or, où reposait un sable fin. Ce dernier objet paraissait l'intriguer. De temps à autre, il avançait très doucement son petit nez curieux, reniflait, puis reprenait sa pose à la fois somnolente et vigilante.

Un élan impulsif amenait Angélique devant cet écritoire où elle s'asseyait rarement, la poussait à ouvrir la cassette renfermant ce qu'il fallait pour rédiger.

D'avoir vu Villedavray décidé à envoyer un suprême courrier vers l'Europe lui avait donné une idée.

Au-dehors, une corne de brume appelait dans un silence ouaté. Le brouillard retarderait le départ du Maribelle.

Quelque part, dans les entrailles du Gouldsboro, Villedavray griffonnait avec ardeur, ne négligeant pas ses chances de lancer une fois encore pardessus les mers des lignes bien appâtées destinées à lui ramener mille biens convoités : un page maure, un bibelot, une liqueur rarissime. Les amies et amis, là-bas en Europe, n'avaient qu'à se démener un peu pour lui. Qu'avaient-ils d'autre à faire ?

Angélique hésita, puis s'assit. Elle prit la plume. « Avec tout ce que je sais, j'en ferai taire de ces langues de vipère, de ces fielleux courtisans, de ces jaloux dévots toujours prêts à détruire. »

« Desgrez, mon ami Desgrez,

Je vous écris d'un pays lointain. Vous savez lequel. Vous devez le savoir ou vous vous en doutez. Vous avez toujours tout su de moi...

Cela remontait à très loin. Depuis le temps où il l'accompagnait aux étuves de maître Georges, rue Saint-Nicolas, depuis celui où il la pourchassait avec le chien Sorbonne, à travers les rues.

« Tiens, je te le rends ton flingue... »

Dans la nuit acre de Paris, un poignard tombait à ses pieds. Son poignard... Le policier s'en allait, se fondant dans l'ombre. Desgrez sur ses traces. Partout surgissant, disparaissant.

À La Rochelle, il l'avait laissée s'enfuir.

« Desgrez, mon ami Desgrez,

Voici ce que j'ai à vous dire :

Il y a six ou sept années, vous aviez voulu connaître de moi certains secrets sur de grands personnages que vous soupçonniez de crimes. Je viens vous les livrer aujourd'hui. »

Elle écrivait maintenant, rapidement.

« Je sais une petite maison à l'angle de la rue des Blancs-Manteaux sur la place Triquet. Loge là, y logeait il n'y a guère, une devineresse du nom de Deshayes-Monvoisin. Elle a encore à La Gravois, du côté du faubourg Saint-Denis, une fort belle demeure et d'autres repaires, et c'est là qu'elle prépare ses filtres et ses poisons. Là aussi que sont égorgés les enfants... »

La plume courait sur la feuille avec un grattement léger. Le chat, soupçonneux, suivait du coin de l'œil le frémissement de cette aile blanche qui, au bout des doigts d'Angélique, palpitait. Par instants, il essayait d'y donner un coup de patte léger.

La plume dérapait. Mais Angélique n'en avait cure. Elle était toute à son mémoire. Les choses secrètes, qu'il y a quelques années M. de La Reynie et François Desgrez avaient essayé en vain de lui faire avouer9, elle les révélait aujourd'hui.