À l'époque ce qu'elle savait pouvait faire écrouler un monde, livrer toute la Cour à l'opprobre des foules et certains à la hache des bourreaux, voire au bûcher de l'Inquisition, vouer des princes au sommet des honneurs, à l'exil, bouleverser des fortunes et des carrières et enfin atteindre le Roi au cœur. Les yeux des magistrats levés vers elle ne cachaient pas leur certitude. Ils savaient qu'elle savait et ils l'adjuraient.
– Parlez, madame, insistait M. de La Reynie. Quelle est votre ennemie et qui est la sorcière payée par elle ?
Elle s'était tue... Mais aujourd'hui...
Aujourd'hui que l'affrontement avait lieu à nouveau, ou plutôt atteignait sa phase ultime, combat forgé d'obscures traîtrises, d'ostracismes jaloux, de souterraines manœuvres, de secrets sur eux dévoilés, exploités à leur encontre, de calomnies dangereuses et qui semblaient destinées à les repousser une fois encore dans leur lutte de survie, à leur donner le coup de grâce, aujourd'hui, où ce qu'elle savait pouvait faire taire ses invisibles ennemis, elle parlerait.
« Cette femme, la Voisin, a ses entrées à Versailles. Si vous mettez la main sur une demoiselle Desœillet... »
Desgrez aurait attendu longtemps cette heure. Il ne pouvait lui-même, sans dénonciation, pénétrer dans Versailles et y atteindre les criminels. Il savait qu'il fallait aller toujours plus haut.
« Par cette fille, vous tiendrez le bout de l'écheveau. Cette personne est suivante d'une des dames les plus considérables de l'entourage du Roi. C'est par là qu'il faut chercher. »
Elle s'arrêta et évoqua Mme de Montespan, son amie de jadis, la toujours triomphante maîtresse du roi, et celle qui, la considérant comme sa rivale près du monarque, avait essayé de l'assassiner.
Elle ajouta : C'est bien cette dame de haut rang qui me fit préparer jadis « la chemise » par les soins de ladite Monvoisin...
Elle hésitait à écrire en toutes lettres le nom fulgurant : Athénaïs de Montespan.
Baste ! Desgrez comprendrait.
Ou bien cette lettre lui parviendrait, ou bien si elle tombait entre des mains étrangères, il vaudrait mieux qu'on ne comprit pas tout.
M. d'Arreboust avait dit : « Mon valet continuera le voyage. Il souhaitait retourner en Europe. Mais chargé de toutes les missives qu'il vous agrée, et des plus confidentielles. Il les fera parvenir à destination. »
Desgrez, enfin, allait découvrir la charnière qui ferait s'entrouvrir la porte sur la forteresse des crimes. La forteresse était bien gardée. Peuple de la Cour, arrogant, amoral, assuré de ses privilèges, orgueilleux de ses vices, prêt à tout pour les satisfaire et autour duquel gravitait tout un peuple de complices : valets, suivants, confesseurs, commerçants, trop intéressés à se maintenir dans le sillage des grands pour ne pas donner au secret son empire.
Les griffes noires des « grimauds » de La Reynie glissaient sur cette carapace brillante, sans pouvoir jamais en entamer l'armure. On repêchait des cadavres transpercés dans la Seine, on récoltait quelques bruits à propos d'une mort subite, d'un procès trop vite réglé, on se faisait sacquer pour avoir voulu avancer trop loin son nez. De toute façon, les plus hardis policiers n'arrivaient jamais à saisir que du vent.
La duchesse de Maudribourg était un exemple de ce beau gibier poursuivi en vain. Elle avait quand même fini par trouver nécessaire de prendre le large, quitte à continuer ses exploits au-delà des mers. Angélique se souvenait qu'en arrivant à Gouldsboro, Ambroisine savait beaucoup de choses sur son passé : qu'elle avait été à la Cour, qu'elle s'y nommait Mme du Plessis-Bellière, qu'Athénaïs la haïssait toujours. Desgrez avait quand même réussi à atteindre cette Mme de Brinvilliers. Mais, toutes proportions gardées, la redoutable empoisonneuse n'était que du menu fretin. Elle se présentait comme un personnage en marge, opérant dans le cercle étroit, fermé, de sa famille, de ses amants, de quelques relations, pour son plaisir et sa satisfaction personnelle. Glazer, son fournisseur d'arsenic, devait être un bonhomme prudent et certainement moins prolixe de sa marchandise que la débrouillarde Monvoisin qui ravitaillait tout Paris.
Ayant mené la Brinvilliers à l'échafaud, le policier risquait de se retrouver, tout quinaud, sa mâchoire claquant sur du vide. L'autre oiseau, Ambroisine, s'était envolé. Et les grands demeuraient inaccessibles. Comment l'amener à un point de départ positif qui, au lieu de le faire débuter par en bas, le ferait partir d'en haut, à l'autre bout de la chaîne ? Car il n'était pas certain que la Voisin, même sous la torture, parlerait.
Subitement, un détail revint à la mémoire d'Angélique. Dans un élan qui fit tressaillir le chat dont le ronronnement s'était interrompu sous l'empire du sommeil, elle reprit sa plume et écrivit.
« Pour tout savoir, vous ouvrirez ce pli que j'ai remis à M. de La Reynie, telle date, le priant de ne l'ouvrir que si l'annonce de ma mort lui parvenait. Je ne suis pas morte, mais je vous dis aujourd'hui : Rompez les sceaux sur ma demande. Là sont consignées toutes choses qu'il vous est nécessaire d'apprendre quant à l'attentat dont j'ai failli être victime à Versailles.
Vous y lirez ainsi des noms dont la connaissance vous permettra de rechercher et de dénoncer avec succès les misérables qui, sûrs de l'impunité, n'hésitent pas à attenter à la vie de leurs semblables et à se livrer à Satan. »
Elle biffa toute la fin de cette phrase. La recopia sur une autre page en s'arrêtant aux mots : tout ce qui vous est nécessaire d'apprendre. Pas besoin de commentaires... Elle se souvenait que dans ce pli remis à La Reynie étaient livrés, en sus du nom de Mlle Desœillet, la suivante de Mme de Montes-pan qui, sur les ordres de sa maîtresse, introduisait au Palais des drogues aphrodisiaques pour le Roi, ceux des portiers et des gardes qui recevaient de l'or pour laisser entrer la Voisin, de nuit, au Palais. Ils n'ignoraient pas que dans son panier elle apportait un enfant nouveau-né destiné à être égorgé quelques instants plus tard sur l'autel de Satan.
La messe noire célébrée, la devineresse repassait avec le même panier où gisait le petit cadavre, et le suisse, les gardes, recevaient leur salaire d'écus sonnants et trébuchants.
Il serait bien étonnant que ces braves gens, sur le chevalet, ne donnassent pas le nom de Mme de Montespan... À la longue, elle devrait rendre gorge elle aussi, l'ambitieuse.
Des milliers d'enfants égorgés ainsi pour obtenir par les maléfices l'amour, la mort, la beauté, la jeunesse, la fortune.
Des milliers de fioles de poison circulant sous le manteau.
Angélique respira profondément.
Ils avaient éclaté de rire l'autre soir lorsqu'elle leur avait jeté : « Et les empoisonneurs... »
Quels que fussent les bruits qui couraient dans Paris ou ailleurs, on éclaterait toujours de rire : « Non, mais ! des empoisonneurs à la Cour ? Vous y croyez, vous, à ces ragots ? »
Il n'y avait que Desgrez assez coriace, assez cruel, pour faire cesser ces rires et les transformer en pleurs et grincements de dents, de terreur, en crainte du châtiment...
« Mon ami, considérez le bien que je vous veux par ces révélations. Cependant, je vous conjure désormais d'être attentif à ce que l'on dira de nous – il devinerait qu'elle parlait d'elle et de Joffrey – à repérer les ennemis que nous avons dans le royaume et qui dans un dessein de seule puissance œuvrent encore pour notre perte, si loin que nous soyons. De grâce, dans la mesure de votre influence, cherchez à soutenir nos intérêts près du Roi. »