Elle biffa encore cette phrase. Desgrez était bien capable d'y penser tout seul à soutenir leurs intérêts près du Roi. Car c'était le Roi qui tenait le sort de tous entre ses mains.
Elle se contenta d'ajouter :
« Merci, grimaud du diable. »
Puis hésita, avant de signer :
Marquise des Anges.
Ainsi, il la reverrait, fuyant légère – une enfant encore – dans les rues de Paris. La nuit putride, nauséabonde. Le chien la poursuivait.
– Sorbonne, dit-elle à mi-voix.
Il devait être mort, le chien Sorbonne. Cette terreur qu'elle éprouvait ! Comment son cœur ne s'était-il pas rompu dans cette course ! Sorbonne ! Sorbonne !
Ainsi Desgrez la reverrait. Lorsqu'il l'avait relevée dans ses bras, si frêle, échevelée, marquise des Anges...
« Qu'est-ce qu'il toque son palpitant... »10
Elle releva les yeux, regarda le chat qui la regardait.
Nous sommes bien ici, mon petit. La vie s'est écoulée. Nous voici en son mi-temps, sur un navire. Mais nous l'emportons quand même avec nous, avec tout son poids. La vie. Tu comprends !
Le chat ronronna.
Peut-être arrivons-nous au bout de la course ? Au sommet ? À la victoire ?
Elle regardait l'épître, raturée par endroits.
Un message qui rejoindrait Desgrez, Paris, la Cour, et les drames obscurs dont leur sort dépendait.
Elle la sabla. Ajouta dans le bas quelques mots encore :
« Il se pourrait que nous ayons besoin, un jour proche, d'un rapport sur la duchesse de Maudribourg. Pourriez-vous nous en rassembler les pièces ? Notifiez tout ce que vous savez d'elle sans conteste. Et, si vous pouvez disposer d'un courrier sûr, faites-le-nous parvenir. »
La duchesse de Maudribourg était morte, mais si un jour « on » leur demandait des comptes sur sa disparition, il serait préférable de pouvoir dévoiler, preuves à l'appui, la dangereuse personnalité de celle qui se faisait appeler « la Bienfaitrice ».
Puisqu'on se battait à coups de délations, de révélations, d'enquêtes, eh bien ! elle aussi sortirait des tiroirs, de quoi confondre un monde qui se prétendait seul droit et juste. Elle le combattrait avec ses propres armes. Les navires étaient là pour cela et les distances comptaient peu dans l'alerte échange des secrets corrosifs.
Chapitre 6
Joffrey de Peyrac était entré et se tenait derrière elle, regardant par-dessus son épaule. Elle devina qu'il était surpris de la trouver en train d'écrire. Cela lui arrivait rarement. « Et pourtant, en ai-je rédigé des comptes et des missives lorsque je m'occupais de commerce à Paris. »
– Est-ce la fièvre de notre ami Villedavray qui s'empare de vous ! s'exclama-t-il. À qui pouvez-vous donc bien écrire en France ?
– Au policier François Desgrez. Elle se leva, lui tendit la missive. Tu veux lire ?
Il parcourut les lignes en silence. Il ne lui demanda pas pourquoi elle avait décidé de les écrire et de les faire parvenir à cet ami lointain dont semblait l'avoir séparée définitivement son départ vers le Nouveau Monde.
Elle restait fidèle à une sorte d'instinct, des élans impulsifs qui cachaient souvent une longue réflexion, pesée, raisonnée, arrivée inconsciemment à maturation. Alors, elle agissait.
Il lut et un frisson le saisit devant tant de brutale décision. Par cette main blanche et fine, le roi de France allait être frappé au cœur.
Il comprit ce qu'il avait déjà soupçonné et comment pour certains êtres cette femme pouvait apparaître comme redoutable et même implacable. Ainsi, jadis, lorsqu'elle était seule, avait-elle défendu ses petits. Ainsi se dressait-elle aujourd'hui pour le défendre, lui, elle, eux tous avec une rouerie et une habileté confondantes.
Il la considéra tandis qu'elle levait ses yeux sur lui, guettant son approbation. Des yeux limpides, d'eau claire, que les cils sombres et fournis ombraient d'une douceur languide et un peu rêveuse.
Elle était décidément, et plus encore dans cette lueur des lampes à huile, d'une beauté à couper le souffle. La physionomie lisse, franche, les traits nobles qui s'affinaient encore et devenaient avec la maturité plus hiératiques par leur ordonnance calme, égale, parfaite.
La ligne des sourcils plus élégante, l'arête du nez plus fine, le dessin de la bouche d'un dessin plus troublant.
Et toujours le regard de ses yeux immenses qui paraissaient se livrer avec candeur. Mais il avait la preuve en cet instant que rien n'était plus insondable que leur transparente clarté.
Un visage de déesse et parfois de madone et rien qui laissât trace sur ce visage de femme, de l'horreur, des tortures endurées, des humiliations et des douleurs traversées. Au contraire, une sublimation. Tout en elle affirmait la résistance de l'être humain, qui peut sortir, créature éblouissante, de l'Enfer.
Il dit à voix haute :
– Le Roi sera frappé au cœur.
– A-t-il hésité à me frapper, moi ? Et encore aujourd'hui, à me poursuivre ?...
Elle continua, la voix courte et comme blessée :
– ... Il m'a poursuivie de cent façons... Il exigeait que j'aille faire amende honorable, en vêtements noirs... et ensuite, bien sûr, ma reddition totale... son lit... Il m'a acculée au pire de toute sa force, de toute sa puissance... pour que je cède...
Elle s'interrompit, et demanda avec une sorte de timidité :
– ... Qu'en pensez-vous ?
– De quoi donc ? De cette lettre ? De votre décision de l'écrire ?...
– Des deux.
– Je pense que cette épître est semblable à un brûlot dérivant, chargé de poudre et de grenaille, vers des navires qu'il va couler corps et biens.
– Sauf qu'il ne dérivera pas longtemps et arrivera droit à son but.
– Et que c'est le sieur Desgrez qui en allumera la mèche et le fera exploser.
– Oui... Desgrez, notre seul complice, là-bas, en France.
Elle se leva et posa la main sur son pourpoint, lissant machinalement le velours à la place du cœur.
– Vous souvenez-vous de lui ? Il fut votre avocat.
– Je me souviens de lui. Il s'est bien battu au procès.
La main d'Angélique était une caresse timide dont il sentait la chaleur à travers l'étoffe. Main de femme fragile, douée de tant de pouvoirs. Il frissonnait d'amour sous ce contact.
– Après ce procès, il était menacé de mort. Il a disparu, c'est étrange. Je viens de comprendre que nous avons une longue vie commune, vous et moi, puisque jusque dans le passé nous avons un ami commun... Lui, Desgrez. Je l'ai retrouvé plus tard. Il était devenu exempt de police. Et moi, j'étais devenue... une femme traquée. Il m'a reconnue. Et ainsi, épisodiquement, nous nous retrouvions...
– Il était fou de vous, naturellement.
– Desgrez n'est jamais fou de personne, ni de rien.
– Mais... avec une petite exception pour vous, n'est-ce pas ?
– Peut-être. Mais jamais jusqu'à la folie.
– Jusqu'au passe-droit ! C'est déjà beaucoup ! L'indulgence notoire est l'aide active. Il vous a aidée à fuir de La Rochelle. Pour un policier de haut rang, ce n'est pas mal.
– Aussi lui dois-je une revanche. Rapidement, elle lui expliqua les révélations que contenait la lettre déposée entre les mains de M. de La Reynie, à charge de l'ouvrir et de la communiquer au Roi si elle venait à mourir.
Il l'écoutait, évoquant au son de sa voix cette vie qui avait été la sienne. Cette lutte féroce, aussi bien menée dans les sommets que dans les bas-fonds, et il s'expliquait les réactions blessantes qu'elle avait parfois, comme si elle eût craint en lui on ne sait quelle vengeance ou quelle méchanceté propre à l'homme.