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– Frontenac ?

Le comte secoua négativement la tête.

– Je tairai son nom jusqu'à ce que nous soyons entrés dans Québec. Le divulguer, même le prononcer, pourrait le mettre en danger. Mais je vous le ferai connaître.

– N'empêche ! Je me sens angoissée.

– Je n'en doute pas... Mais vous me présentez des raisons fallacieuses sur les causes de votre angoisse. La vérité, je la connais et je vais vous la dire.

« Vous êtes angoissée parce que vous n'avez pas encore choisi la robe que vous mettrez pour votre entrée à Québec.

« La robe qu'il vous faut revêtir pour affronter cette heure.

– La robe ? dit Angélique, non ! c'est vrai ! Je n'y songeais pas.

– La robe ! Tout est là ! Laquelle choisir ? Il y en a trois : une d'azur pâle, couleur de glace, une d'or, comme celle que vous portiez à Biarritz pour le mariage du Roi, une de velours pourpre. L'azur vient de Paris, la dorée d'Angleterre, la pourpre d'Italie.

Angélique restait bouche bée.

– Car vous avez songé à cela ? s'exclama-t-elle. Mais... à quel moment ?

– À tous les moments. Car à tous les moments je rêve de vous voir belle, heureuse, acclamée des foules... même au fond des bois !

– Oh ! Vous êtes merveilleux !

Elle se jeta à son cou. Il avait raison. L'annonce qu'il venait de lui faire allégeait son cœur. Elle serait belle. Elle éblouirait... Séduire la foule. Faire tomber les préventions. Quoi de plus efficace pour ce peuple badaud que de le ravir d'enthousiasme, que de combler sa fringale de spectacles, d'inédits, de beauté pour tout dire ?

Elle serait sans faille. Elle répondrait à leur attente.

– Vous devinez tout, mon cher seigneur. Je suis donc encore une enfant.

– Mais oui, ne le saviez-vous pas ? dit gentiment Peyrac, et il l'embrassa sur les lèvres.

Chapitre 7

Dans le brouillard épais qui couvrait la rive, Angélique se hâtait, suivie de Delphine, de la Mauresque et de Kouassi-Ba qui lui portaient ses paniers.

L'aube pointait à peine. Mais elle craignait d'arriver en retard pour l'appareillage du Saint-Jean-Baptiste. Le Maribelle suivrait dans la fin de la matinée, avertissait-on. Le marquis de Villedavray n'avait pas fini sa correspondance et le capitaine, ses achats de fourrure. Malgré cela, Angélique avait rencontré dès son lever le valet de M. d'Arreboust et lui avait remis les plis secrets destinés au policier Desgrez. Elle lui avait donné de vive voix ses dernières instructions. L'homme paraissait sérieux, dévoué. La fidélité qu'il avait témoignée à son maître dans sa disgrâce, prêt à le suivre jusqu'à la Bastille, plaidait en sa faveur.

Une bourse bien garnie de louis d'or, remise par le comte de Peyrac, achevait de l'attacher à une mission dont il avait été prêt à assumer les risques par seul dévouement. Ces quelques écus lui permettraient de faire une traversée plus confortable et plus sûre et, parvenu au Havre, de louer un cheval afin de gagner Paris plus rapidement que par les voiturins ou les coches d'eau de la Seine. D'acheter des complicités à l'occasion. Il lui faudrait, dès l'arrivée peut-être, déjouer les soupçons des dévots, prévenus au sujet de M. d'Arreboust. Les gens de la Compagnie du Saint-Sacrement savaient faire diligence lorsque leurs intérêts et surtout l'omniscience de leurs pouvoirs et de leur influence, répartie à peu près dans toutes les couches de la société, risquaient d'être mis en défaut. Ils avaient réputation de savoir escamoter les gens encombrants sous les meilleurs prétextes. Angélique en savait quelque chose, elle qui avait eu plusieurs fois maille à partir avec eux jusqu'à se retrouver dans un couvent dont elle avait eu des difficultés à sortir. Aussi, elle prévoyait tout. Elle fit mille recommandations au valet. Il devait connaître par cœur l'adresse de Desgrez, certains noms ou indications de lieux à lui livrer au cas où il se verrait obligé de détruire le document.

À aucun prix la lettre ne devait tomber dans des mains étrangères.

Mais le Saint-Jean-Baptiste appareillait enfin. La liberté qui lui fut subitement accordée de ce faire parut relever d'une décision aussi arbitraire que celle qui l'avait retenu jusqu'alors. Joffrey de Peyrac avait-il hâte de voir s'éloigner le représentant du Roi ?

– Précédez-nous à Québec et annoncez-nous, dit-il à Nicolas de Bardagne et au capitaine un peu remis de ses déboires.

Prévenue in extrémis, Angélique s'était précipitée car elle voulait faire ses adieux à Mlle Bourgeoys, quitte à la revoir quelque temps plus tard à Québec.

Heureusement, le brouillard très épais ce matin-là retardait l'appareillage qui, de toute façon, promettait d'être difficile.

En arrivant au môle d'embarquement, Angélique trouva encore Mlle Bourgeoys et ses filles qu'accompagnaient quelques personnes du village et naturellement Catherine-Gertrude qui les avait reçues chez elle.

On leur confiait des lettres et des messages pour Québec et Montréal. Les gens du lieu étaient pauvres et n'avaient pas à envoyer de marchandises vers les villes mieux pourvues.

– Je vous ai apporté quelques provisions, dit Angélique à la supérieure de la congrégation enseignante, et des remèdes. Et voici une de ces vessies d'orignal qui contiennent l'huile de foie de morue que j'ai obtenue des pêcheurs bretons sur la côte Est. On en dit merveille pour les complexions affaiblies par le froid ou la mauvaise nourriture d'hiver. Cela fortifiera l'enfant. Mettez-en aussi sur vos plaies et escarres.

« De toute façon je pense que nous allons nous revoir bientôt. Même si le Saint-Jean-Baptiste arrive avant nous et que nous n'ayons pas à le secourir en chemin, ce ne sera que de peu. Nous nous reverrons, n'est-ce pas ?

La religieuse parut réticente et assez froide et d'ailleurs Angélique s'y attendait.

Le brouillard était si épais que les personnes les plus proches se profilaient comme des fantômes. Un rien les isolait. Angélique attira son interlocutrice à l'écart.

– Marguerite, qu'y a-t-il ? Vous ne voulez plus être mon amie ?

Elle retrouvait dans les yeux de la supérieure les interrogations du début.

– ... Je sais ce qui vous préoccupe, dit-elle, vous avez entendu parler de la chasse-galerie qui est passée au-dessus de Québec ? C'est cela ?

– Écoutez, dit Mlle Bourgeoys, ces présages sont faits pour nous émouvoir car nous avons vécu tant d'heures terribles en ces contrées, nous avons vu tant de fois la mort si proche, la catastrophe imminente, nous nous sommes trouvés si souvent au bord de l'extermination totale de notre population par les Iroquois, de l'effacement définitif de notre établissement que, quand apparaissent les signes de malheur, nous ne pouvons nous empêcher d'être saisis de crainte, de nous demander de quel nouveau danger Dieu veut nous avertir. Veut-il nous reprocher de ne pas montrer assez de vigilance envers le Malin, ses tentations, ses séductions ?

« L'une des dernières fois où l'on a vu les canots de la chasse-galerie traverser le ciel de Québec fut celle où la guerre iroquoise fit rage au point de nous amener à deux doigts de notre ruine totale. Les Iroquois furent à l'Ile d'Orléans même et massacrèrent tous les habitants. Or, peu avant, il y avait eu un tremblement de terre à Montréal. Des voix lamentables se firent entendre dans les airs sur les Trois-Rivières, et ces mêmes canots avaient paru tout en feu, voltigeant par le milieu des airs aux environs de Québec. Nous comprîmes ensuite le présage. Que ce tremblement annonçait la ruée iroquoise et ces plaintes, celles des pauvres captifs qui ont été enlevés et emmenés aux Cinq-Nations, et que ces canots préfiguraient les canots ennemis qui ont rôdé sur nos côtes tout cet été-là, mettant le feu aux maisons et jetant dans les flammes les malheureux habitants, après leur avoir fait subir mille maux atroces.