Marguerite Bourgeoys la regarda de côté.
– Car vous ne savez pas...
– Quoi donc ?
– On m'a laissé entendre que M. de Peyrac déléguerait à bord du Saint-Jean-Baptiste quelques membres de son équipage qui nous accompagneraient jusqu'à Québec, au moins jusqu'à l'Ile d'Orléans. Je ne sais si c'est pour aider à la manœuvre, ou pour nous surveiller comme prise de guerre, mais quoi qu'il en soit, en leur présence, votre Anglais ne risque pas d'être maltraité.
– Ah ! C'est ainsi... Voilà une bonne nouvelle. Pour l'Anglais et pour vous aussi et vos compagnons de voyage. Ainsi Joffrey a décidé cela... Il ne me dit jamais rien... Je me serais fait moins de souci, si j'avais su. Je suis très soulagée.
– Eh bien, moi aussi, je l'avoue, dit Marguerite Bourgeoys avec bonne humeur.
Elle paraissait avoir repris son aplomb. Un moment décontenancée par la brutalité des événements, elle s'était ressaisie, et les paroles d'Angélique y avaient contribué.
– ... Certes, il faut attendre de savoir où en sont les choses avant de se monter la tête.
Elle jeta à nouveau vers Angélique un regard scrutateur, mais celle-ci ne baissa pas les yeux.
Les femmes étaient priées d'embarquer. Mlle Bourgeoys prit place et on lui passa l'enfant dont elle avait la charge.
Elle n'avait fait aucune promesse, mais Angélique gardait l'espoir que ses paroles avaient été entendues.
On piétinait encore en attendant de pousser la barque à flots. Marguerite en profita pour faire signe à Angélique de s'approcher, comme s'avisant d'une chose importante qu'elle avait oublié de lui communiquer. Angélique s'avança jusqu'à la petite jetée dé bois et se pencha vers la voyageuse.
– Vous m'avez chapitrée avec talent, Madame, dit celle-ci, et je vous en remercie. À mon tour de vous adresser une objurgation.
– Je vous écoute.
– Vous vous souvenez d'une réflexion que vous m'avez adressée naguère. Parlant des autres et de la fausse image qu'on leur fabrique, vous disiez : Trop souvent on voit l'épouvantail et non plus l'être humain.
– En effet.
– Essayez de vous en souvenir quand vous vous trouverez en face du père d'Orgeval.
Chapitre 8
Angélique préférait ne pas trop penser au père d'Orgeval. Mais Mlle Bourgeoys avait frappé juste.
Insensiblement, au cours de l'année qui venait de s'écouler, Angélique avait cristallisé autour du personnage invisible du Jésuite des sentiments épars de crainte, de rancœur, et même de répulsion, depuis qu'elle associait son nom à ceux d'Ambroisine et de Zalil.
Les paroles de la Démone dans son délire lui avaient ouvert des perspectives étranges sur l'enfance de cet homme qui aujourd'hui dominait spirituellement le Canada.
... « Nous étions trois enfants maudits, trois enfants terribles dans les montagnes du Dauphiné, lui, Zalil et moi. Oh ! Ma belle enfance ! Lui, et son œil bleu et ses mains pleines de sang ! Lui et Zalil ruisselants de sang humain... »
Angélique frissonna dans le brouillard. Elle fit effort pour chasser les souvenirs de cette voix démente. Avec calme, elle devait regarder en face l'homme qu'était devenu cet enfant évoqué, lorsqu'il se présenterait à elle sous le revêtement de la soutane et du manteau noir de son Ordre. Elle devrait croiser sans peur ce regard bleu dont tout le monde parlait. Peut-être alors, en effet, le côté humain des choses jouerait-il en faveur du Bien. Les animosités irréfléchies s'effaceraient.
« Il ne m'a jamais vue. »
À cet instant précis la réflexion qui venait de s'ébaucher dans son esprit précipita toute une suite d'images qui s'ordonnèrent en une logique implacable et elle comprit quelque chose qui lui avait échappé jusqu'alors.
Sous le coup de l'émotion incontrôlée, une rougeur lui monta au visage et le brûla, lente à disparaître, tant était profond son déplaisir à la pensée de ce qu'elle venait de découvrir.
On lui avait dit que « quelqu'un » du Canada l'avait aperçue l'an passé, lorsqu'elle se baignait, nue, dans un lac du Maine, par un jour incandescent d'automne.
De là était partie sa légende de femme maléfique et fatale.
Elle demandait : « Qui m'a vue ? » Maintenant, elle savait. Elle en avait la conviction intime.
« C'est lui qui m'a vue. Il m'a vue quand je me baignais dans le lac... Et c'est pour cela qu'il me hait !... »
Il lui fallut un moment pour retrouver son équilibre.
Puis elle décida que vrai ou pas, cela n'avait aucune importance. Elle rejeta en arrière ce souci. Il serait temps d'y penser lorsqu'elle se retrouverait devant le père d'Orgeval. Ou plutôt non, il serait préférable de ne pas y penser à ce moment-là.
Soudain, elle pouffa. C'était assez drôle, ces histoires. Les gens étaient pleins de contradictions, de surprises, de passions, de fantaisies. Nul ne se ressemblait. Les gens faisaient peur et puis tout à coup ils inspiraient la pitié, la tendresse.
Elle n'était pas seule. Joffrey serait près d'elle.
Chapitre 9
Le Saint-Jean-Baptiste s'en était allé, se traînant de guingois vers l'amont du Saint-Laurent, et le Maribelle gonflant ses voiles, vers l'aval, s'enfonçait vers la Mer des Ténèbres.
Angélique ne l'enviait pas.
Elle, au moins, avec leur petite flotte, elle continuait vers Québec qui n'était plus très loin. Et à Dieu vat ! Le plus mauvais moment passé, on finirait bien par se retrouver dans des maisons chaudes, parmi des humains solidement ancrés à une terre familière, quoique dangereuse et sauvage.
Mais pendant ce temps le Maribelle poursuivrait son voyage incertain sur l'océan hivernal : monstres, abîmes, glaces mortelles, vents hurleurs, pluies noires et cinglantes, écumes livides, flots et déchaînements et, au sein de l'hostile et rageur élément, dansant à la crête des vagues, ou se dérobant dans leurs profondeurs, un navire comme une coque de noix, saturé de sel et d'humidité, où pourrissent, saignent, meurent, se débattent et s'abandonnent des êtres entassés.
Grincent les planches et sifflent les cordages ! Chacun poursuit son voyage, portant ses rêves, ses espérances, son petit destin comptable, comme la seule lumière qui demeure, enfouie au tréfonds d'eux, sous leurs côtes maigres, leur peau blafarde, leurs loques humides.
La vie, l'existence, les désirs, les luttes, les besoins, les passions, les songes. Tout cela palpite en ces tabernacles de chair misérable. L'avenir, la gloire, la fortune, la réussite, la victoire, le salut, la survie, tant qu'un homme respire au fond d'une cale, balloté par les flots, ces grelots dansent avec lui sur l'aveugle océan.
« Au coin de la rue des Blancs-Manteaux vous trouverez une demeure... C'est là qu'on égorge les enfants... »
« Roi de France !... Justice ! Justice !... Madame, veuillez me céder un de vos petits Maures car j'ai besoin d'un page pour me servir en Canada... »
De vagues en vagues à bientôt l'Europe ! Son grouillement de peuples, sa prolifération de cités, clochetons sur clochers, maisons sur remparts, cheminées sur toits, girouettes carillons... C'était comme une apparition, un tableau coloré qui s'échafaudait dans le ciel. Un Paris lointain. Plutôt une légende qu'une réalité.
La réalité, maintenant que vers Desgrez, vers le Roi étaient partis les messages, c'était en Canada le fleuve immense et désert, les monts majestueux étages sous les brumes froides, les îles peuplées d'oiseaux et, tout au fond, dans quelques jours, la ville perdue.
Les deux derniers jours avaient été noués d'événements tellement serrés, qu'en les dénouant on se prenait à mieux respirer.