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Des lumières tremblèrent sur la surface de l'eau nocturne et un canot d'écorce s'approcha. Des Indiens qui le montaient levaient haut des torches de résine pour éclairer son avance.

– Oh ! Regardez... Mais qu'est-ce que c'est que ce carnaval ? s'écria Cantor.

Sortant de l'ombre, un affreux masque velu, de sanglier ou de bison, aux cornes peintes en rouge, aux yeux de pierre blanche exorbités, surgit, porté par les épaules d'un individu vêtu de daim et de fourrure, assis lui aussi dans le canot étroit.

– Un sorcier ! Que nous veut-il ?

Le canot vint se ranger près de celui de Cantor, que le jeune capitaine du petit yacht de Mont-Désert avait laissé au pied de l'échelle de corde, contre le flanc du Gouldsboro. Un autre occupant du canoë qu'ils prirent d'abord pour un Indien, tant il était paré de plumes et de franges de cuir, déploya sa haute taille mince, et une voix claire les héla.

– Holà ! gens d'Europe, voulez-vous les plus belles fourrures du monde ? Nous les apportons du Grand Nord, du poste Rupert lui-même.

Au son de cette voix, Villedavray poussa une exclamation et se pencha.

– Mais c'est Anne-François de Castel-Morgeat !

– Lui-même ! Qui m'a hélé ?

– Villedavray.

– Ravi de vous revoir. Marquis. Par quel heureux hasard je vous trouve à Tadoussac ?

– Et vous-même, bel ami ?

– Je redescends la baie de l'Hudson et j'amène des fourrures superbes.

– Un traitant puant l'alcool, l'Indien, et le cuir, voilà ce qu'on a fait de vous, mon beau page !... Quel dommage !

Un éclat de rire lui répondit, lancé par le jeune coureur de bois, mais dont l'écho parut se répercuter sous le masque de bison.

– Et qui est cette face de carême qui vous accompagne et paraît s'amuser à nos dépens ?

– Quelqu'un qui veut s'approcher de ce vaisseau sans se faire reconnaître. Devinez.

L'individu à la tête de bison se leva à son tour dans la barque, et Angélique fut certaine que c'était celui qu'elle avait vu de loin sauter lestement sur le rivage et dont elle avait confondu la silhouette avec celle de Joffrey.

La petite voix catégorique d'Honorine s'éleva.

– Moi, je sais...

Perchée sur une caisse, elle n'avait cessé d'examiner à travers les claires-voies de la rambarde le masque de bison, encorné de rouge, qui la fascinait à plusieurs titres.

– Moi je sais qui il est ! affirma-t-elle. Je l'ai reconnu à ses mains et à son couteau. C'est Florimond !...

Chapitre 10

L'île d'Orléans défilait à bâbord. Squale immense à l'échine noire et rugueuse, elle fermait l'horizon et le fleuve soudain se rétrécissait. On y louvoyait en se méfiant des courants comme dans un chenal. Au-delà du cap lointain, museau du monstre, se découvrirait Québec.

Le ciel était bas et lourd, frangeant de brumes le sommet des côtes dressées. L'eau était glauque.

On approchait du solstice d'hiver, ce temps angoissant de l'année où tout meurt, où les hommes et le monde paraissent basculer dans les ténèbres glacées.

La nuit vous prenait au milieu du jour.

Sur les navires, que balayaient parfois des tornades de neige fine, chaque jour ajoutait aux préparatifs de l'arrivée, et rien n'était plus étonnant que le contraste qui régnait entre la lugubre atmosphère des lieux et l'activité qui dominait à bord de ces nefs ballottées par les flots, mais que la poussée des vents rapprochait inexorablement vers la ville.

Or, il fallait songer aux uniformes, aux parades, aux atours, entraîner les tambours et les hérauts d'armes qui, soufflant dans leurs longues trompettes de cuivre, annonceraient aux échos du Roc l'arrivée du seigneur de Peyrac.

Il fallait tailler un uniforme neuf pour Adhémar, et apprendre à Honorine et Chérubin à faire la révérence devant M. le gouverneur Frontenac.

Ces préparatifs de fêtes et de cortèges occupaient les esprits plus encore que le mauvais temps. Les coffres ouverts dans les cales ou dans les batteries dispensaient leurs trésors et le marquis de Villedavray n'était pas le dernier à venir y fourrager. « Tout est permis aux oubliés de ce monde, disait-il, nul maître pour les empêcher de danser parmi les glaces inaccessibles... »

La venue de Florimond et son ami Anne-François de Castel-Morgeat achevait de donner à l'expédition une tonalité triomphale. Qui pourrait faire grise mine à ces deux jouvenceaux superbes, plus Canadiens que les Canadiens, plus Français d'allure et d'esprit que tous ceux qui les attendaient, plus nobles chevaliers dans leurs propos et leurs exploits que tous les héros du Roman de la Rose ou de la Table Ronde.

Les circonstances qui les avaient réunis aux confins du Grand Nord demeuraient assez obscures, Florimond ne pouvant entamer le récit de ses aventures par le menu, l'acheminement de la flotte vers Québec requérant toutes les attentions. En fait, ils s'étaient rencontrés au hasard d'un poste de traite du côté des Mers Douces, et se reconnaissant frères gascons par le sang,ils avaient continué ensemble leur périple. L'un et l'autre étaient tout à fait ignorants des événements qui se tramaient en Nouvelle-France. La vie pour eux avait les couleurs et l'odeur de la forêt, la saveur de l'errance, le goût du froid, de la fumée, de la sagacité des Indiens. Mais, de grand cœur, ils troquaient leurs vêtements de daim pour l'habit de cour et après plusieurs mois de vie sauvage s'apprêtaient avec la même fougue à faire danser les demoiselles de Québec. À trois avec Cantor, on les entendait chanter des refrains du pays, lorsque la manœuvre des voiles du Mont-Désert laissait un peu de répit à son équipage assez réduit.

J'ai trois vaisseaux dessus la mer jolie

L'un chargé d'or, l'autre de pierreries

Malbroug s'en va-t-en guerre

Mironton-Mirontaine...

Angélique, pour sa part, avait éprouvé une joie sans pareille à retrouver Florimond d'une façon aussi inattendue. Un tel hasard ne pouvait qu'ajouter à l'opinion que beaucoup professaient comme quoi le Canada n'était pas un pays ordinaire, et qu'il bénéficiait communément de l'intervention des saints et des anges. Depuis son entrée au Canada, elle avait commencé à se faire beaucoup de souci pour Florimond disparu au fond des forêts, en compagnie du Français Cavelier de la Salle.

Malgré la confiance qu'elle éprouvait en la destinée de son fils aîné, la pensée des dangers qu'il pouvait affronter la hantait parfois.

Yann Le Couennec était revenu à Wapassou presque aussitôt après le départ de l'expédition car il s'était blessé dans une chute. Il disait qu'il n'était pas facile de s'entendre avec le chef et Florimond confirma que c'était pour cette raison qu'il avait renoncé à poursuivre plus avant avec lui. L'expédition du Mississippi avait fait long feu.

Quant au comte de Peyrac, très content lui aussi de revoir son fils, il se disait que si l'on n'a pas toujours des enfants qui vous ressemblent, il est difficile d'éviter d'avoir des enfants de son espèce.

Dans l'odyssée de Florimond parti vers le Sud pour découvrir le Mississippi et la mer de Chine et revenant par le Nord après avoir exploré les abords de la baie d'Hudson, le comte de Peyrac ne pouvait s'empêcher de reconnaître une certaine forme de vagabondage qu'il avait très volontiers pratiquée à travers le monde, en son adolescence ; que Florimond eût quitté la mission de Cavelier de la Salle parce qu'il estimait que le chef de l'expédition « n'y connaissait rien » et qu'il « en savait plus long que lui sur la cartographie et bien des choses », ce qui était sans doute vrai, on en discuterait plus tard. Il n'en avait pas fait d'autre lui-même entre dix-sept et vingt ans, et s'en était toujours félicité, comme s'en félicitait le sieur Florimond aujourd'hui, pas du tout marri de ses aventures, puisque, après tout, l'on ne pouvait rêver meilleure conclusion que de se retrouver tous ensemble en Nouvelle-France, et qu'il ramenait au surplus des notes et des cartes de son exploration dans le Nord.