Horrifié, le cheval d'Angélique se cabra de toute sa hauteur. Elle cria, mais son cri se perdit. Honorine devait crier aussi. On n'entendait rien. Le cheval, dressé battant l'air de ses sabots, reculait. Il allait tomber, entraînant la cavalière et l'enfant sous son poids, et ils rouleraient tous trois empêtrés dans les arçons, les rênes, la selle, puis ce serait la chute vertigineuse dans le gouffre.
D'un élan surhumain, Angélique se jeta contre l'encolure du cheval, se hissa jusque sur sa tête, pour l'obliger, par sa pesée, à retomber au moins sur ses quatre fers. Elles n'en étaient pas sauvées pour autant, Wallis continuait toujours à reculer sur la pente fatale.
Angélique le savait bien. Ce n'était qu'une énorme tortue terrestre. Mais comment l'expliquer à la jument hagarde ? L'épouvantable bruit montait autour d'elle et semblait étouffer tous les autres sons. Elle n'entendait même plus craquer les branches, mais elle les voyait se briser, éclater en gerbes. Elle voyait la blancheur des eaux furieuses caracoler de plus en plus proche et envahissante, un ballet d'écume vomie par quelque monstre mythique, mais ne réalisait pas que, du déferlement de cette matière délirante, venait le vacarme qui les étourdissait. Soudain, une large tache sanglante lui sauta aux yeux. Une fraction de seconde. Il lui sembla entendre la chute, l'envol pêle-mêle dans les profondeurs du ravin. Elle crut même qu'elle y tombait, happée par le grondement torrentiel.
Une baguette la frappa en plein front et l'arracha à cette mortelle sensation. La terre rocheuse s'éboulait sous les sabots de Wallis, à quelques pouces du précipice, mais elle pouvait encore ne pas céder à la mort. La pensée d'Honorine, dont les petites mains se cramponnaient à elle, la galvanisait. Il lui parut que toute sa conscience et sa lucidité se réfugiaient dans ses mains. Elle sut ce qu'il fallait faire. Ses mains crispées s'ouvrirent sur les rênes, les laissant flotter complètement et rendant la liberté au cheval. Celui-ci, libéré, secoua la tête, étonné de ce soulagement. Alors elle l'éperonna jusqu'au sang. Il bondit en avant, rattrapant un peu d'espace sauveur. Avec fermeté, elle réussit à le guider jusqu'au sentier. Il restait la, les jarrets tremblants. La chute immédiate était conjurée, mais la tortue géante continuait à barrer la route.
– Une tortue ! Ce n'est qu'une tortue ! cria Angélique, comme si sa monture devait la comprendre.
Elle n'entendit pas le son de sa propre voix. La douleur de ses poignets et de ses jambes lui devint perceptible. Personne ne viendrait donc l'aider à maintenir cette bête ou, tout au moins, à chasse l'épouvantail qui barrait le chemin.
Les Indiens les entouraient immobiles. Ils la regardaient lutter, se débattre, frôler la mort avec une impassibilité qui, même venant de la part d'êtres aussi mystérieux, avait quelque chose d'insolite. Subitement, elle crut percevoir dans leur attitude de la stupeur et de l'effroi. Cependant leur odeur puissante de graisse tiède et de charogne lui montait aux narines. On aurait dit que c'était l'odeur de la tortue ou de la forêt, ou du gouffre. Honorine était toujours là !...
Angélique réussit à se tourner vers sa fille, lui cria de descendre. L'enfant finit par comprendre.
Sa mère la vit, avec soulagement, rouler dans les feuilles mortes puis, se relevant, courir vers l'Indien le plus proche.
Alors, à son tour, elle sauta de cheval. Ce ne fut pas sans peine. Wallis cherchait à lui échapper, à s'élancer à travers le taillis. Elle se cabra encore et Angélique évita de justesse un coup de sabot ferré. Avec promptitude, elle se plaça à la tête du cheval, d'une main le tenant fermement et de l'autre le cravachant avec violence sur les naseaux, elle réussit peu à peu à faire entrer l'animal sous le couvert des arbres. Elle voulait surtout l'éloigner de l'objet de son effroi.
Enfin Wallis parut se calmer. Tremblante, couverte d'écume, elle se laissa attacher solidement à un arbre, cessa de s'agiter et de se révolter, et sa fine tête s'abaissa soudainement vers le sol dans un geste d'abandon et de renoncement. Angélique faillit en faire autant. Revenant sur le sentier, elle s'approcha de la tortue. Les Indiens ne faisaient pas un geste. Ils semblaient figés là pour l'éternité. La carapace de la tortue était large comme un guéridon. Les pattes, aux écailles reptiliennes, avaient la grosseur d'une main d'adulte. La colère d'Angélique fut plus forte que la répugnance que lui inspirait ce monstre antédiluvien qui, à son approche, commençait à se rétracter hideusement. S'arcboutant contre la carapace, elle l'envoya d'une poussée hors du passage. Entraînée par la pente, l'énorme chose bascula, roula, rebondit. Ce fut elle, finalement, qui fit un saut dans la rivière, au milieu d'éclaboussures d'eau.
Angélique s'assit, s'essuya vaguement les mains avec des feuilles mortes, puis retourna chercher le cheval. Elle le tint par la bride jusqu'en haut de la côte. Elle déboucha dans une plaine couverte de myrtilles rouges et de petits sapins bleus. Comme par magie, le grondement des eaux se tut, englouti par la profondeur de la faille. On recommença à entendre les cigales, les oiseaux, le vent. Maintenant les voyageurs se trouvaient dans une vallée haute, déserte au pied des monts, domaine des mille lacs. Les Indiens parurent à leur tour ; redevenus bavards, ils se mirent à discuter entre eux avec des caquetages d'oiseaux. Angélique entendit les gémissements d'Honorine qui sanglotait de plus belle. La jeune femme remonta à cheval. Elle aurait tout donné pour s'étendre dans les myrtilles et dormir lourdement, ne serait-ce qu'un court moment. Mais Wallis aurait été capable d'en profiter pour s'enfuir définitivement.
– Viens, dit-elle à Honorine.
Elle l'assit devant elle, sur la selle, la moucha, essuya son visage tuméfié, l'embrassa en la serrant contre elle. Elle se sentait hébétée. Elle vit tout à coup, à quelques pas, le comte de Peyrac à cheval, ses fils et la plupart des hommes qui étaient revenus en arrière.
– Que se passe-t-il donc ?
– Ce n'est rien, dit Angélique qui était pâle comme la mort. Avec ses vêtements dégoutants, sa fille larmoyante entre les bras, sa monture aux commissures ensanglantées, elle avait conscience d'offrir le plus affligeant des spectacles à un homme qui n'a pas coutume d'être chargé de famille dans ses expéditions.
– On me parle d'une rencontre avec les Iroquois ! insistait Joffrey de Peyrac.
Angélique secoua la tête négativement. Heureusement, le vent dissipait l'odeur nauséabonde des sauvages. Ceux-ci, devenus prolixes, donnaient d'amples explications. Florimond et Cantor s'en mêlaient, utilisant toutes leurs connaissances de dialecte indien.
– Mopountook est formel. Il dit qu'il y a des Iroquois par ici.
On entendit le bruit de plusieurs mousquets qui s'armaient au seul nom évoqué. Les soldats espagnols se disposèrent autour d'eux.
Angélique ne pouvait s'expliquer. Elle réussit enfin à articuler.
– Ce n'était qu'une tortue... Une tortue en travers du chemin.
Elle raconta brièvement l'incident. Le comte de Peyrac fronça les sourcils et lança à la jument un regard si sévère qu'Angélique se sentit coupable.
Les sanglots d'Honorine redoublèrent.
– Pauvre tortue ! gémit-elle. Elle était si bête et maladroite. Et tu l'as poussée dans le précipice. Tu es méchante.
Du coup, Angélique faillit se mettre à pleurer à son tour. D'autant plus qu'elle s'avisait, au même instant, qu'Honorine était pieds nus. Elle avait dû oublier ses bas et ses chaussures près du petit lac où elle avait pataugé. C'était une catastrophe. Où trouver d'autres bas et des chaussures d'enfant dans ce désert ? Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Si elle ne s'était trouvée dans l'obligation de maintenir à deux mains sa fille et son cheval, elle aurait cherché son mouchoir pour y enfouir sa désolation. Elle détourna la tête pour dissimuler ses yeux trop brillants.