Le camp était sous les armes depuis qu'Angélique l'avait regagné et y avait jeté l'alerte. Lorsque les trois Canadiens se furent enfoncés dans le bois, Angélique se tourna vers Peyrac. Elle avait peine à réprimer un tremblement et sa voix était un peu agressive.
– Vous ne m'aviez pas avertie que nous risquions de rencontrer des Français là où nous nous rendons.
– On risque toujours de rencontrer des Français lorsqu'on se promène en Amérique du Nord. Je vous ai déjà dit qu'ils étaient peu nombreux, mais virulents, et aussi voyageurs et badauds que les Indiens. Il était inévitable que nous attirions leur curiosité... Rapprochez-vous du feu, chérie. Vous êtes glacée. Cette mauvaise rencontre vous a émue. C'est encore la faute de votre insupportable jument.
Angélique offrit ses deux mains à la chaleur de la flamme. Glacée, certes, elle l'était, et jusqu'au fond du cœur.
Des questions se bousculaient sur ses lèvres. Elle aurait voulu à la fois être rassurée et découvrir sans faux-fuyant toute l'ampleur du danger.
– C'était cela que vous craigniez, n'est-ce pas ? La raison pour laquelle vous nous faisiez hâter ? Vous redoutiez une incursion des Français sur les terres où vous comptez vous installer ?
– Oui ! Non loin de Gouldsboro, mon plus proche voisin, le baron de Saint-Castine de Pentagoët, qui tient le poste français d'Acadie, et avec lequel j'ai toujours entretenu de bons rapports, était venu m'avertir que des missionnaires catholiques, qui catéchisent les Abénakis du Maine, s'inquiétaient de ma venue aux sources du Kennebec, et avaient demandé l'envoi d'une expédition contre moi au gouvernement de Québec.
– Mais de quel droit les Français peuvent-ils prendre ombrage de votre venue en ces lieux ?
– Il les considèrent comme leur appartenant sous le nom d'Acadie.
– À qui appartiennent ces déserts en fait ?
– Au plus entreprenant. Le traité de Bréda, signé par la France, l'a reconnu aux Anglais, mais ceux-ci craignent la forêt et n'osent quitter la côte pour faire valoir les articles du traité.
– Et si un jour ces Français du Nord découvrent qui vous êtes, qui je suis...
– Ce n'est pas demain que la chose arrivera... Et alors je serai plus fort que cette pauvre colonie abandonnée aux antipodes par le roi de France... Non, ne craignez rien. La main de Louis XIV ne peut s'étendre jusqu'à nous. En tout cas, s'il l'ose, nous pourrons le combattre. L'Amérique est grande et nous sommes libres... Rassurez-vous. Réchauffez-vous, ma chérie...
– Que signifie ce cri qu'ils ont jeté en m'apercevant : « La Démone de l'Acadie ? »...
– Ils ont dû vous prendre pour une apparition. Castine et Perrot m'avaient averti que la Nouvelle-France était bouleversée par les révélations d'une sainte religieuse de Québec qui avait vu en songe un démon femelle arrachant à l'Église les âmes de tous les Indiens, baptisés ou non, de l'Acadie. D'où leur suspicion et leur agitation. Et aussi, peut-être, la raison de leur expédition présente jusqu'ici... On disait que la Démone chevauchait un animal mythique, une licorne...
– Ah ! Je comprends, s'exclama Angélique avec un rire nerveux, quand ils m'ont aperçue : une femme, un cheval... C'était impensable par ici... Et cela correspondait à leur vision...
Peyrac paraissait contrarié.
– C'est stupide... mais c'est grave. Cette confusion qui s'est faite dans leur esprit peut nous être une cause d'ennuis supplémentaires. Ces gens-là sont des fanatiques.
– Mais enfin, ils ne peuvent nous attaquer sans aucun geste hostile de notre part...
– Attendons ! l'avenir nous renseignera sur leurs intentions... Ce matin, Perrot a envoyé son Indien Mazok en reconnaissance. À son retour, il nous informera des mouvements dans la région : Français, Iroquois, ou encore ceux des alliés des Français qui les accompagnent dans leurs expéditions : Abénakis, Algonquins ou Hurons. J'y songe, fit-il tout à coup, il se peut fort bien que les sauvages que nous avons aperçus tantôt n'aient été que des Hurons de la suite des Français. Ces gens-là, bien que farouches ennemis des Iroquois, appartiennent à la même race et en ont conservé les mœurs, et entre autres la façon de se coiffer d'une seule mèche de scalp au sommet du crâne. Mais nous avons eu vent qu'il y avait également un parti de guerre d'Iroquois qui rôde dans la région et les Français ne sont peut-être là que pour eux et nous pourrions...
« C'est cela l'Amérique, voyez-vous... Des déserts qui tout à coup s'animent et grouillent d'êtres humains plus divers, tous ennemis.
Des torches brillaient dans le sous-bois, s'avançant vers le campement. On entendit claquer le chien des mousquets et l'odeur des tiges d'amadou que certains allumaient. Mais ce n'étaient que les trois Canadiens qui revenaient bredouilles. Ils avaient bien trouvé en amont de la rivière les traces du camp français, ainsi qu'un prisonnier iroquois à demi grillé, attaché à un arbre, mais de militaires et de Hurons, point. En vain avaient-ils hélé à pleine voix.
– Ohé, du Saint-Laurent, où êtes-vous, cousins ? Où êtes-vous, frères ?...
Rien de répondait.
Quant au prisonnier iroquois qu'on avait détaché, il avait trouvé le moyen, tout grillé qu'il fût, de profiter d'un moment d'inattention pour se redresser d'un bond et disparaître à son tour dans les fourrés obscurs.
Désormais, on n'était plus entouré que de fantômes grouillants, d'espèces diverses : Français, Algonquins, Hurons, Abénakis, Iroquois, et la forêt mystérieuse continuait à murmurer sous le souffle du vent, sans autres bruits que celui des eaux lointaines et l'appel de l'orignal en rut. Joffrey de Peyrac laissa une partie de ses hommes sous les armes et organisa des tours de ronde ; on ne se laisserait pas surprendre.
Il conseilla à Angélique d'aller prendre du repos, dans la tente réservée aux femmes et aux enfants.
Il l'accompagna jusque-là, et comme l'ombre était profonde il la prit dans ses bras et voulut baiser ses lèvres. Mais elle était trop agitée et trop inquiète et ne put répondre à ses caresses. Elle lui en voulait aussi en des moments comme celui-ci de s'être séparé d'elle pendant le voyage en ne la prenant pas près de lui, la nuit. La discipline de la caravane et la venue récente des femmes parmi ce monde d'hommes l'exigeaient. Angélique l'admettait. Elle se souvenait que lorsqu'elle s'était enfuie de Miquenez, avec les captifs chrétiens, au Maroc, Colin Paturel, leur chef, avait pratiqué le même ostracisme. « Cette femme n'appartient à personne, avait-il dit, pas d'histoires d'amour avant que nous ne soyons sains et saufs en terre chrétienne... »
Il y avait un peu de ce principe dans la rigueur avec laquelle Joffrey de Peyrac tenait à rassembler femmes et enfants sous un même abri, tandis que les hommes couchaient à l'écart, trois par trois, dans les huttes d'écorce.
Lui-même demeurait ainsi un chef seul, sans privilèges, se devant à ceux qu'il avait pris sous sa garde.
Il faisait sienne la loi des vieilles tribus primitives qui veut que le guerrier, à la veille du combat ou lorsqu'il doit affronter quelque danger, s'éloigne de la femme afin de garder intactes sa lucidité et sa force.
Mais Angélique ne partageait pas cette force. Elle était faible, elle, se disait-elle parfois, et elle avait terriblement besoin de lui. Son esprit se rassurait imparfaitement lorsqu'elle était loin de lui. Elle craignait de le perdre à nouveau. Le miracle de leurs retrouvailles était si récent. Elle savait certes que la maîtrise, la froideur de Joffrey de Peyrac cachaient une sensualité vive et ardente et qui à son égard ne se démentait pas. Mais, par instants, elle craignait de n'être pour lui que cet objet de plaisir qui le charmait certes, mais qu'il écartait de sa vie plus personnelle, de ses joies, de ses ambitions et de ses soucis. Elle s'était aperçue au fil des jours qu'elle était liée à un homme qu'elle connaissait mal, auquel elle devait cependant soumission et dévouement, et qu'elle se heurterait souvent à sa volonté de fer, car il avait des aspects durs, secrets, positifs, et qu'il était plus rusé encore qu'autrefois. On ne savait jamais ce qu'il préparait.