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Elle dormit mal, s'attendant à chaque instant à des coups de feu et, pour le moins, à une invasion bruyante des Français.

À l'aube, elle se glissa hors de la tente, entendant des murmures. L'Indien Mazok surgissait du brouillard. Le Panis avait retrouvé en abordant l'Amérique, après son voyage en France, son pagne et ses mocassins de peau. Les cheveux tressés étaient à nouveau tout emmêlés de plumages. Il tenait en main son arc, et un carquois rempli de flèches barrait son dos.

Il saluait son maître et Joffrey de Peyrac qui venait à sa rencontre. Angélique s'approcha. On lui communiqua la nouvelle apportée par l'Indien. Depuis deux jours un petit détachement de Français, accompagné de leurs alliés Algonquins et Hurons, occupait le poste de Katarunk.

Très tôt à l'aube, la caravane de Peyrac plia bagage. Il faisait toujours froid. Un brouillard irisé enveloppait les alentours et l'on ne distinguait rien à trois pas. Les uns derrière les autres, tenant les chevaux par la bride, les voyageurs quittèrent la clairière et s'enfoncèrent dans les halliers mouillés. Les consignes se passaient dans un murmure et l'on disait aux enfants transis de retenir leurs toussotements. La rosée pleuvait sur eux. Une atmosphère de mystère accompagnait leur marche feutrée. Peu à peu la brume devint moite et lorsque le soleil parut, disque d'un jaune pâle s'épanouissant au-dessus de la terre invisible, il ne fallut que quelques instants pour que le brouillard se dissipe, révélant le paysage luisant et lavé rayonnant de toutes ses couleurs violentes. Ils achevaient alors de traverser un espace découvert et la consigne courut de se hâter vers l'abri d'un bois de chênes un peu en contrebas. Là, l'ordre fut donné de se regrouper et de faire halte.

La chaleur montait peu à peu sous la ramure aux sombres feuillages violets des grands chênes trapus. La plus stricte consigne de silence continuait à être respectée. Les quatre militaires espagnols commencèrent à descendre vers le fond du ravin. Ils marchaient lourdement en faisant craquer la futaie, tandis que les Indiens de Mopountook avaient paru se fondre à travers les taillis et se trouvaient les premiers en bas, plus silencieux que des fantômes. Dissimulés par une haie de taillis desséchés, les Espagnols plantèrent leurs fourches dans le gravier de la rivière et y appuyèrent leurs arquebuses à mèche. C'étaient des armes beaucoup plus puissantes et portant trois fois plus loin que des mousquets, mais moins précises, des sortes de petites couleuvrines portatives.

Angélique s'interrogeait sur la conduite à tenir car un combat semblait se préparer, lorsque le comte de Peyrac vint à elle.

– Madame, il me faut requérir vos talents comme étant ceux du plus habile tireur que j'aie dans ma compagnie. Ils vont nous être indispensables...

Il recommanda à Honorine de rester sagement auprès de Jonas et des autres enfants et deux hommes furent promus à leur garde et à la surveillance des chevaux. Puis il emmena Angélique jusqu'au bord extrême de la falaise, garni de gros rochers en surplomb. C'était un excellent observatoire et l'œil embrassait assez loin en amont et en aval la rivière coulant au-dessous entre deux rives profondément encaissées. Le cours d'eau était large et, même en cette saison tardive, paraissait torrentiel. Un gué le traversait mais en dehors des affleurements rocheux qui permettaient de passer sans difficulté et presque à pied sec, la rivière était profonde, creusée de tourbillons. C'était encore un seuil, un sault, comme disent les Canadiens, descendant par degrés vers le lac, dont le scintillement se discernait plus loin à travers les frondaisons pourpres.

– Le gué de Sakoos, dit Nicolas Perrot à voix basse.

Le gué était coupé en plein milieu de la rivière par une petite île de sable planté de boqueteaux.

Le comte la désigna à Angélique après lui avoir montré sur la rive en face la trouée sombre à travers les taillis, par laquelle des voyageurs, suivant la piste de la forêt, déboucheraient sur la grève.

– Tout à l'heure, des hommes vont surgir là et s'engageront sur le gué et ce seront vraisemblablement nos Français d'hier soir et leurs Indiens... Vous les reconnaîtrez, vous qui les avez vus déjà en face. Lorsqu'ils seront engagés sur la petite île, mais seulement lorsqu'ils seront là, vous tirerez pour les empêcher de franchir la deuxième partie du gué.

– L'île est bien loin pour un tir précis, dit Angélique en fronçant les sourcils.

– C'est ce que m'ont aussi allégué les tireurs que j'ai désignés pour cette tâche, mais nous ne pouvons nous poster ailleurs. Une faille nous sépare d'un meilleur emplacement, en face de l'île, et nous n'avons plus le temps de la franchir ; cela demanderait plusieurs heures. Il faut donc tirer d'ici et arrêter la tête du convoi afin que personne ne puisse aller donner l'alerte au poste. Les arrêter, sans pourtant atteindre personne. Je ne veux aucune effusion de sang.

– C'est un tour de force que vous me demandez là.

– Je sais, ma chère, Florimond lui-même s'est récusé et pourtant il se présente comme un habile fusil...

Le jeune garçon était là, considérant sa mère et son père d'un œil dubitatif, tenté de faire montre de ses talents, mais assez loyal pour douter de lui-même.

– À la pointe de l'île, père, cela me semble impossible, s'écria-t-il. Si c'était au moment où ils s'engageront, oui...

– À ce moment-là une partie de la troupe sera encore dans la forêt. Je veux que personne ne puisse s'enfuir. Quelques tireurs sont postés sur la rive en amont, pour rattraper les fuyards possibles, mais s'il y en a un trop grand nombre, cela va faire une vraie bataille et il s'en échappera toujours un ou deux. Non, je veux les tenir tous, ou presque, hors du bois, engagés sur le gué ou dans l'île, avant de tirer. Nos Espagnols, en bas, pourront alors leur couper complètement la retraite de ce côté-ci, ainsi ils seront encerclés de toutes parts.

– Mais l'île s'allonge droit, devant nous. Arrêter la tête du convoi au moment où elle s'engagera sur la seconde partie du gué, à une distance pareille et sans blesser personne me semble une gageure...

– Pouvez-vous la tenir, madame ?

Angélique avait observé les lieux avec une attention aiguë. Son regard revint vers lui.

– Et vous-même, Joffrey ?... N'êtes-vous pas un tireur entraîné ?

– À une telle distance, je suis persuadé que vos yeux valent mieux que les miens...

– S'il en est ainsi...

Elle hésitait. Ce qu'il lui demandait là était extrêmement difficile. Le soleil emplissait la gorge. D'autre part, elle était heureuse de la confiance que le comte lui témoignait par ce geste et de pouvoir passer à l'action. Ses fils et les hommes qui se trouvaient postés là la regardaient perplexes, étonnés par la démarche du comte, et elle n'était pas mécontente de leur prouver que des guerres et des coups de feu elle en avait connus autant, sinon plus qu'eux, tous pirates qu'ils étaient.

Et comme Joffrey répétait :

– Pouvez-vous tenter cette gageure, madame ?

Elle répondit.

– J'essaierai... Quelle arme me donnez-vous ?

Un des hommes tendit le mousquet qu'il venait de charger, mais elle le refusa.

– Je veux une arme que j'aurai bourrée moi-même.

On lui remit le propre fusil de M. de Peyrac que le Breton Yann Le Couénnec portait et entretenait. C'était une arme à silex et qui pouvait tirer deux coups sans être rechargée. La crosse incrustée de nacre était de bois de noyer, c'est-à-dire légère et robuste à la fois, et elle l'essaya avec satisfaction contre son épaule. Elle examina la poudre, les balles et les amorces qu'on lui présentait, nettoya le double canon, bourra une fois, fit glisser les balles, bourra encore. Des regards curieux suivaient chacun de ses gestes. Quand l'amorce fut posée, elle s'accota contre les rebords de pierre. Une légère excitation qu'elle connaissait bien commençait de l'envahir. L'odeur de la guerre !