Au soir, la fraîcheur s'enflant brusquement et d'une façon presque inattendue, un froid brusque laissait pressentir l'hiver, mais il y avait encore beaucoup d'arbres verts, à peine virant au jaune. Comme par miracle alors, apparaissait l'aire du campement, dans un endroit légèrement écarté, pour dissiper les maringouins et les moustiques. Les feux s'allumaient. Avec dextérité, les Indiennes coupaient dans le sous-bois de longues perches. Il fallait moins d'une heure pour voir s'élever dans la clairière des « tipis » pointus sur lesquels un paravent déroulait des écorces de bouleau cousues les unes aux autres, ou encore de grosses écailles d'écorce d'orme superposées comme les tuiles d'un toit. Les premières fois, Angélique s'était demandé comment on avait pu « lever » ces plaques d'écorce sur les arbres en aussi peu de temps. Elle s'était aperçue par la suite que Joffrey de Peyrac envoyait une équipe en avant chargée de débroussailler le chemin et parfois même de le tracer, et de préparer également le bivouac. D'autres fois, personne n'attendait la caravane au lieu de l'arrivée, mais alors, avec l'adresse d'un chien déterrant un os, les uns et les autres allaient soulever, en quelques coins du bois, de grands pans de mousse ou bien roulaient des pierres à l'entrée d'une caverne et l'on découvrait une cache bien fournie en écorces d'orme, empilées là pour le voyageur, ainsi que quelques provisions de maïs enterré.
C'était certes primitif mais suffisant. Pour les trois femmes blanches, Angélique, Mme Jonas, sa nièce Elvire, et les trois enfants qui les accompagnaient, on dressait une tente de coutil. Le sol était recouvert de branchages de sapin et de peaux d'ours, qui servaient également de couvertures. Une bonne chaleur régnait sous ces abris et l'on y dormait bien, pour peu qu'on ne fût pas accoutumé aux couettes et au duvet, ce qui n'était pas le cas d'Angélique et de sa fille, dont la vie aventureuse avait connu des haltes bien plus inconfortables encore. Le temps immuablement beau facilitait le voyage. Il n'y avait pas, au moins, à faire sécher les effets trempés de pluie. La chasse, la pêche fournissaient chaque soir une nourriture savoureuse qui complétait l'ordinaire de biscuits et de lard emportés de Gouldsboro. Cependant, au fur et à mesure que passaient les jours, puis les semaines, leur marche précautionneuse cachait une lassitude extrême. Angélique la ressentait particulièrement, en cette matinée, alors que les sabots de son cheval résonnaient sur le sol pierreux. Ce bruit lui semblait amplifié par les troncs gris des pins et, par contraste, accusait le silence dans lequel ils avançaient. Elle s'avisa que, depuis quelques jours, la guitare de Cantor s'était tue, ainsi que les voix joyeuses de Maupertuis et de Perrot se lançant des plaisanteries ou des conseils. L'on marchait et l'on ne parlait plus. Fatigue, ou bien instinctive ruse d'êtres menacés qui, à chaque pas, se gardent et cherchent à se faire oublier. Le matin, Honorine avait voulu monter en croupe d'Angélique. C'était la première fois depuis leur départ. Jusque-là elle avait imposé tour à tour sa compagnie à tous les cavaliers, compagnie d'ailleurs fort recherchée, car elle était distrayante. Elle s'était même fait transporter sur les épaules graisseuses de quelques Indiens avec lesquels elle prétendait avoir soutenu de très intéressantes conversations. Aujourd'hui, elle voulait sa mère. Angélique la sentait endormie contre son dos. Aux passages difficiles, l'enfant risquait de glisser. Mais Honorine avait été élevée à cheval, toute son enfance bercée par le pas des montures, chevauchant dans des forêts profondes, et instinctivement, dans son sommeil, elle resserrait son étreinte autour de la taille de sa mère. Le chemin se perdit dans une traînée de sable gris, mêlé d'aiguilles de pin, et, sur ce velours, les bruits s'étouffèrent à nouveau. Le souffle des respirations, les grincements des selles, l'ébrouement léger des chevaux se défendant des mouches se confondaient avec le souffle du vent. Il passait entre les pins avec un chuchotement grave qui rappelait la mer. Les arbres étaient devenus très grands. Leurs troncs droits, d'un gris clair, s'élançaient haut, étalant leurs ramures horizontales avec une rigueur architecturale. Ces arbres auraient mérité d'être plantés de la main de l'homme. On pensait irrésistiblement aux cathédrales, aux grands parcs d'Ile-de-France et à Versailles. Mais ce n'était qu'un parc de la nature sauvage, spontanément ordonné par la volonté farouche des vents, des sols et de fragiles graines et qui, pour la première fois depuis l'aube du monde, résonnait en ce jour de l'écho du pas d'un cheval. Les pins altiers d'Amérique regardaient passer ces chevaux. Ils n'en avaient jamais vu. Les chevaux respiraient la fraîcheur odorante. Leurs sens les avertissaient de ce qu'il y avait d'inusité dans cette première rencontre avec les géants d'un monde inexploré, mais en créatures civilisées, de noble sang anglais et irlandais, elles maîtrisaient leur appréhension. Une pomme de pin dégringola de branche en branche, un de ces fruits ronds et hérissés, ouverts comme des nénuphars et givrés de résine blanche. Au bruit, Angélique tressaillit. Sa monture broncha. Honorine s'éveilla.
– Ce n'est rien, dit sa mère.
Elle avait parlé à voix basse. Il y avait des écureuils là-haut qui les suivaient du regard. Cela faisait déjà près d'une heure que l'on marchait à plat parmi les colonnades grises des pins.
Le terrain commença à s'incliner doucement vers la vallée, entraînant les pins puis les sapins dans sa course et à mesure que l'on glissait sur la pente, y mêlant à nouveau les bouleaux et les trembles aux feuilles encore presque vertes, puis les ormes déjà mordorés, les chênes bourrus noués de feuilles énormes brunes ou lie-de-vin, enfin toute la symphonie des érables, une espèce qu'Angélique n'avait jamais encore rencontrée en si grande profusion. C'étaient eux qui donnaient à l'automne ses plus belles teintes, du miel à l'or bruni, en passant par l'écarlate.
Un peu avant de plonger dans un sous-bois tendu de pourpre, l'on découvrit sur la gauche un horizon immense bordé de sombres montagnes. C'étaient les premières que l'on apercevait car, jusqu'ici, bien que l'on parût sans cesse descendre et remonter, les voyageurs n'avaient parcouru, depuis la mer, qu'une vaste pénéplaine, creusée de failles brusques par les cours d'eau et les lacs.
Ces montagnes ne paraissaient pas très élevées mais nombreuses et interminables, se déroulant à l'infini avec des mouvements doux et prolongés, en superposant les bleus et les gris, pour se fondre très au loin, sous le moutonnement d'une masse nuageuse à leur ressemblance qui encombrait le fond du ciel.
À leurs pieds, au premier plan, une vallée s'épandait, rosâtre sous des brumes légères. Elle était vaste, calme et sereine. Et déserte à en mourir.
Ce panorama entrevu, et qui lui donnait brusquement l'échelle du monde où elle se trouvait, saisit Angélique. Elle en fut oppressée. C'était comme la découverte, après beaucoup d'illusions, des véritables dimensions d'une tâche quasi irréalisable. Elle se demandait si elle avait jamais vécu ailleurs, si elle avait jamais pu se trouver dans une foule, parmi d'autres femmes, à la Cour, à Versailles, s'il était possible qu'il y eût, par le monde, des villes grouillantes d'humains et de cris, des peuples entassés, des nations débordantes et agitées. Cela ne paraissait pas concevable. On était aux premiers jours du monde, dans l'orgueil de la matière muette : eaux, terre, rocs, marécages et nuages, feuilles et ciel. Et pour elle, tout s'était tu. Le rideau était retombé sur la bruyante comédie du passé, où elle avait mené son destin fulgurant et solitaire, de jeune femme belle, convoitée, menacée. C'était comme un rideau rouge de théâtre qui était retombé et derrière lequel elle entendait des rires, des ricanements, des caquetages.