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Le groupe des Rochelais s'ébranla et Cantor les observa en hochant la tête tandis qu'ils s'éloignaient.

– Si je n'étais pas là, je me demande comment cette pauvre fille s'en tirerait, lança-t-il avec un mépris teinté de pitié. S'encombrer de femmes et d'enfants dans une caravane, c'est une folie. Je ne dis pas cela pour vous, ma mère... Vous êtes la femme de mon père, c'est normal que vous nous accompagniez. Mais avouez que de voyager en caravane dans un pays inconnu, c'est autre chose que de danser dans les salons de Versailles !

– J'avoue, Cantor, j'avoue... reconnut Angélique en dissimulant un sourire, devant le ton grave du jeune garçon, et j'admire ton endurance, car toi tu vas à pied avec un lourd chargement, alors que nous, les femmes et les enfants, nous sommes à cheval !

– Bast ! L'habitude ! Nous ne sommes pas des mauviettes.

– N'es-tu tout de même pas las par cette chaleur terrible ?

Il redressa les épaules et se défendit d'éprouver la moindre lassitude. Elle devinait qu'il mentait un peu. Car dans la caravane même des hommes endurcis se plaignaient parfois de la longueur et de la rudesse des étapes. Elle remarquait qu'il avait maigri et que des cernes ombraient ses yeux clairs, de la même couleur verte que ceux de sa mère. Elle se demanda une fois de plus pourquoi Joffrey leur faisait mener ce train presque inhumain. Voulait-il les éprouver, savoir ce qu'il pouvait attendre de chacun ? Se prouver à lui-même que femmes et enfants n'entravaient en rien ses projets ? Ou bien une raison secrète l'obligeait-elle à se hâter vers un but, qui pour Angélique était encore imprécis ?...

– Et vous, mère, comment vous portez-vous ? Ce cheval continue-t-il à faire des siennes ? demanda Cantor en contraignant au sourire ses lèvres craquelées par la sécheresse.

Sa taille robuste était déjà celle d'un jeune homme, mais, sous la couche de poussière et de sueur, ses joues rosés gardaient la douceur de l'enfance. À cause de cette joue imberbe et fraîche, Angélique reconnaissait en lui le petit page joufflu qui jadis chantait devant la reine à Versailles, et elle avait envie de caresser sa chevelure bouclée, et de lui sourire avec tendresse en attirant tout contre elle, tout contre sa hanche, la tête de ce fils ressuscité, de son fils enfin retrouvé, et qui était devant elle, miraculeusement vivant... Mais elle se retenait de faire ce geste, car l'adolescence est pudique dans l'expression des sentiments et, après plusieurs années de séparation, le cœur de ce fils lui était inconnu. Elle aspirait au jour où, la caravane faisant halte enfin sous un toit qu'on ne quitterait plus, la pesante fatigue s'envolerait, et elle pourrait se rapprocher des siens, les rassembler autour d'elle, son époux et ses deux fils, et réapprendre à les mieux connaître dans la paix de la vie quotidienne.

Mais ce voyage les éloignait d'elle, lui paraissait-il. Chacun avait à se débattre avec ses propres difficultés, hanté par le souci de ne pas être celui ou celle qui retarderait la marche. Elle répondit à Cantor que tout allait bien. Wallis semblait s'être assagie et lui obéissait maintenant.

– C'était trop dur, dit Cantor avec souci. Nous avions bien vu, Florimond et moi, que cette bête était difficile et nous étions inquiets que vous en soyez chargée. Nous avons cru maintes fois qu'elle allait vous précipiter dans un ravin ou que vous ne parviendriez pas à la faire avancer dans un endroit difficile...

– Et estimez-vous, mes fils, que je m'en suis bien tirée ?

– Euh ! Oui, oui, certainement, dit Cantor avec une condescendance qui cachait un certain étonnement. Vous êtes une très bonne cavalière, reconnut-il en appuyant sur les termes.

– Je te remercie. Tu m'encourages à poursuivre mon chemin, car j'étais ce matin sur le point de déclarer forfait. Il fait si chaud.

– Voulez-vous boire un peu d'eau ? proposa-t-il avec empressement. J'ai rempli ma gourde au pied de la cascade, elle est encore fraîche.

– Non, merci, mais je vais en donner un peu à Honorine.

– Alors, ce n'est pas la peine. Elle dort, fit vivement le jeune garçon en retirant la gourde qu'il tendait.

Il la reboucha et l'accrocha de nouveau à sa ceinture.

– Je vais aller en avant. Après la traversée de ce bois on peut s'attendre à rencontrer un autre seuil rocheux, dur à passer, et il me faudra aider cette pauvre Mme Elvire.

Il partit à grands pas.

Angélique remit le cheval dans le sentier. Elle suivait des yeux Cantor, et elle pensait qu'il était beau, qu'il se montrait gentil et attentionné pour elle et qu'elle n'aurait pas de peine à le reconquérir, mais elle avait compris aussi déjà depuis un certain temps qu'il n'aimait pas Honorine.

Elle soupira et pencha un peu la tête.

Aurait-elle un jour le courage de parler d'Honorine à ses deux fils aînés ? Que leur dire ?... Il était normal que ces deux grands garçons s'interrogeassent sur la demi-sœur que leur mère leur avait rapportée de l'Ancien Monde !

De quel amant de leur mère était-elle née ? Voici la pensée qui devait parfois leur venir à l'esprit. Comment l'un et l'autre réagissaient-ils dans le secret de leurs cœurs à ces décevantes révélations ?... Comment jugeaient-ils l'attitude de leur père qui pardonnait et accueillait l'enfant ?

Honorine était le signe de tout ce que l'on aurait voulu oublier. Le passé cruel, la séparation et ses inévitables trahisons...

« Aurais-je dû la laisser à Gouldsboro ? se demanda Angélique. Abigaël se serait chargée d'elle et s'en serait occupée avec tendresse.

« Non, je ne pouvais pas ! je sais bien que tu serais morte loin de moi, ma pauvre petite enfant bâtarde, se dit-elle en regardant par-dessus son épaule la tête ronde appuyée avec tant de confiance contre elle. Et moi-même, pourrais-je t'oublier et vivre en paix après t'avoir écartée une fois encore de ma route ?... Pauvre petite, jetée avec tant de violence et d'horreur dans ce monde si dur !...

« Non, je ne le pourrais pas.

Pourquoi, Honorine, ce matin avait-elle voulu, avec exigence, entêtement, retrouver sa mère ? N'était-ce pas un signe ?... Quand quelque chose angoissait l'enfant, elle réclamait Angélique. Jusqu'alors, elle s'était montrée gaie et fort sociable. Mais aujourd'hui de quelle sorte de danger inattendu se gardait-elle ? Un passage plus difficile à franchir ? L'orage ? Une tornade ? Une rencontre d'Iroquois ?

Tout au long de ce voyage, l'Indien, ami ou ennemi, était demeuré presque invisible. Perrot et Maupertuis expliquaient que les tribus étaient parties pour la traite des fourrures vers les rivages de l'Océan, où les navires les attendent avec leur cargaison d'eau-de-vie, de colifichets et de perles. Les multiples tribus abénakises qui constituent la race originelle du Maine ont le nomadisme dans le sang.

Il y avait eu, au début du voyage, la rencontre avec les Métallaks qui s'étaient joints à la caravane des Blancs.

À part eux, on n'avait vu personne, pas plus d'Iroquois que d'Abénakis. Et cette absence d'humains qui longtemps semblait les avoir protégés, aujourd'hui pesait à leurs cœurs lassés. Sur la droite, les montagnes reparaissaient à la faveur d'un long pan de terrain calciné. Angélique regarda avec espoir dans la direction des montagnes. Elle savait qu'au pied des Appalaches devait se trouver le poste de Katarunk, qui appartenait au comte de Peyrac et qui était le but de leur voyage. On hivernait là, quitte à rejoindre au printemps des mines plus lointaines. La jument s'avança à travers le plateau couleur de suie. Une forte odeur de bois brûlé et de résine flottait comme un encens lourd.