D'un geste lent des mains elle se maintenait à la surface. Elle savait un peu nager. Autrefois elle allait durant l'été parisien aux bains de la Seine. À Marly aussi, avec la Cour, on se baignait dans la Seine.
Mais la Seine était loin.
Angélique ouvrit les yeux. Tout un monde de fraîcheur, de beauté, de lumière et d'ombrages lui apparut, ce monde lui appartenait. Elle roula un peu sur elle-même et se mit à nager doucement. Ses cheveux traînaient au fil de l'eau comme des algues blondes. Elle s'éloigna de la rive.
Elle contourna un promontoire, et trouva de l'autre côté une nouvelle crique plus large et qui devait former Tune des extrémités du lac.
Dans le fond, au bord d'une petite plage, un immense érable rouge étalait de grosses racines à fleur de sable, dans un parterre d'asters mauves.
Près du rivage, à la surface, tantôt pâle, tantôt bleue du lac, des rochers arrondis émergeaient.
Angélique gagna l'un d'eux et se hissa, ruisselante, sur le socle de granit. Elle contemplait autour d'elle ce désert.
Lentement, et comme engourdie, s'éveillant d'un sommeil enchanté elle se dressa toute, présentant à la tiédeur du soleil son corps blanc et doré dans la lumière. À deux mains elle tordait sa chevelure, la levait au-dessus d'elle comme un hommage ou une incantation, et, la tête à demi renversée en arrière, les yeux dans l'azur séraphique du ciel, elle se grisait des mots spontanés qui lui venaient aux lèvres.
Merci, ô Créateur, pour cet instant... Merci pour le rouge de l'érable et pour l'or des peupliers, et pour l'odeur du cerf dans le sous-bois, et celle de la framboise... Merci pour le silence et l'eau glacée... Merci d'être vivante et sauve... Merci, merci, ô Créateur, d'être amoureuse. Merci pour mon corps... Merci de me l'accorder encore beau, jeune et vivant, ô Créateur... Elle laissa retomber ses mains, ouvertes maintenant à ses flancs, tandis que ses yeux s'emplissaient des merveilles de ce jour.
– Gloire à toi, Nouveau Monde !... Nouveau Monde !...
Subitement elle glissa à l'eau d'un mouvement souple de sirène. Arrachée à son extase, elle sentait son cœur battre follement. Le visage levé vers la frondaison d'or, au-dessus des rochers gris, elle s'efforçait de percer le mystère.
– Qu'y a-t-il là-haut ?... J'ai entendu un bruit. J'ai vu bouger quelque chose de noir... Qui est là ? QUI M'À VUE ?...
Elle fixait intensément la frange étincelante sur le bleu foncé du ciel. Rien ne bougeait si ce n'est le lent et convulsif frissonnement des arbres sous la brise. Mais ce calme apparent ne pouvait la distraire d'un sentiment d'angoisse qui l'avait assaillie subitement.
– Là, tout à l'heure ! un regard : Oui, un regard m'a transpercé l'âme.
Et elle frissonna. Un profond malaise la saisit et elle crut qu'elle allait s'enfoncer sans force sous l'eau limpide. Elle réussit à nager jusqu'à la plage. S'aidant aux branches des buissons elle regagna la crique où elle avait laissé ses vêtements. Elle se traîna sur le sable et resta assez longtemps à demi étendue à reprendre souffle. Elle ne comprenait pas très bien ce qui lui était arrivé, mais elle tremblait de tous ses membres. Avait-elle entendu un bruit insolite ? Avait-elle vu ou cru voir quelque chose bouger à travers les feuillages, alors qu'elle était dressée, nue, sur le socle de pierre, et que la surface lisse du lac renversait dans l'eau le reflet de sa blanche image ?
En tout cas ce ne pouvait être le regard d'un être humain. C'était quelque chose de surnaturel. Les membres de la caravane se groupaient là-bas sur la rive droite du lac et elle entendait leurs rires et leurs appels. Le reste du pays était désert. Des histoires que racontaient Perrot et Maupertuis le soir, près du feu, aux étapes, lui revenaient soudain en mémoire, sur les choses étranges qui se passaient dans les grands bois du Nouveau Monde, non exorcisés encore et où souvent missionnaires, voyageurs, trafiquants ont senti les effleurer le souffle de l'épouvante et des maléfices. Le monstre sauvage aux aguets, l'âme féroce des peuples païens, errant et prenant des formes inconnues pour mieux attirer dans ses pièges... Elle se dit que son malaise était dû peut-être à la réaction de l'eau glacée sur sa peau surchauffée. Mais elle savait aussi que quelque chose d'inexplicable venait de survenir qui lavait frappée en plein cœur. À l'instant où l'amour du pays qui lui était donné pénétrait son être, une autre force contraire s'était interposée, et l'avait rejetée dans les ténèbres. « Écarte-toi, lui criait-elle, tu n'as pas droit de vie, ici ! Aucun droit de cité... » Voilà le message mystérieux qu'elle avait reçu comme un ouragan subit et aussi vite disparu.
Elle demeurait immobile, étendue sur la berge.
Tout à coup elle se redressa à demi et fixa à nouveau ardemment un point de la forêt là-bas. Rien ne bougeait. Tout était impassible.
Elle se releva et s'habilla en hâte. Elle se sentait mieux, mais l'inquiétude et l'angoisse demeuraient. Ce pays la rejetait, ce pays était son ennemi. Elle se disait n'avoir aucune des qualités nécessaires pour l'affronter, ni pour affronter la vie qui l'attendait aux côtés d'un époux inconnu.
Chapitre 4
Angélique regagna la plage où le jeune Breton Yann gardait sa jument. Les cavaliers étaient déjà en selle. Honorine à demi rhabillée pataugeait toujours. Elle regardait dans le creux de sa main quelque chose qui requérait toute son attention. C'était une peau d'hermine blanche, si bien traitée qu'on aurait dit une petite bête vivante et souple.
– C'est Mopountook qui me l'a donnée.
Elle sortit de l'eau en ajoutant :
– Nous avons fait du troc. Il m'a donné ce petit animal et moi je lui ai donné mon diamant.
– Le diamant que ton père t'avait offert à Gouldsboro ?
– Oui ! C'est de cela que Mopountook avait envie. Il le mettra sur le haut de ses cheveux quand il dansera. Il sera très beau, tu verras !
Dans l'état où se trouvait Angélique, l'annonce de sa fille la mit à deux doigts de la crise de nerfs.
« Je ne sais vraiment de quelle façon prendre cette affaire, se dit-elle en se contenant avec peine. Joffrey a bien dit que ce diamant avait moins de valeur qu'un épi de maïs, mais tout de même !... Et il le lui avait donné ce soir où il lui avait déclaré : « Je suis ton père. » Elle est parfois exaspérante ! »
Elle hissa sans ménagement sa fille en selle, s'installa à son tour et rassembla les rênes pour détourner Wallis de l'eau et la ramener vers le sentier aride. Elle chevaucha un long moment sans avoir conscience du chemin parcouru. On montait par un sentier encore argileux où les racines formaient gradins. Un mulet s'y serait trouvé à l'aise, mais l'aristocratique Wallis manifestait de l'appréhension. À un détour du chemin, des chutes d'eau apparurent et leur fracas emplit les oreilles. L'eau dévalait de trois seuils abrupts de roches noires, pour exploser dans le lit de la rivière profondément encaissé. Les arbres enserraient étroitement le précipice, le recouvraient presque. Le ciel était invisible, l'ombre caverneuse, et cependant la lumière, se glissant partout, impitoyable, blessait les yeux, burinait le sous-bois comme un cuivre. Angélique ne distinguait plus les Indiens qui la précédaient. Le bruit de la chute d'eau l'isolait des quelques échos qui, jusque-là, lui avaient révélé la présence de la caravane, même lorsque la forêt était trop touffue pour qu'ils s'aperçussent les uns les autres. Elle était comme la voyageuse de quelque mauvais rêve, aux confins de domaines redoutables, où elle ne percevait même pas le bruit du pas de son cheval.
Le fracas devenait assourdissant.
Devant elle un caillou énorme, un bloc rond se détacha et vint s'échouer en travers de la route. Là, ce bloc dur, inerte, parut, sous les incantations de la glauque lumière, s'animer. Il se gonfla, se boursoufla, bulle énorme et grise, creva de toutes parts comme un fruit hideux, éclata, et ainsi, dressé, mouvant et minéral, il dardait vers elle une tête reptilienne et cruelle, au balancement morbide.