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Ses fils, également, Angélique pouvait les regarder vivre, dans cette intimité nouvelle, découvrant qu'ils étaient fort instruits et que leur père était pour eux un magister universel mais exigeant. Les jouvenceaux n'avaient pas le temps de bayer aux corneilles. Ils travaillaient à la mine, au laboratoire, couvraient des parchemins de calculs et dessinaient des cartes. Florimond avait la même disposition de caractère que son père, originale et avide de science et d'aventure. Cantor était différent, difficile à comprendre, quoiqu'il parût tout aussi ouvert que son aîné à l'enseignement qui lui était dispensé. Toujours unis, les deux frères s'entretenaient en anglais pendant de longues heures et venaient enfin demander à Angélique ou à leur père de les départager. C'était souvent des questions religieuses et bibliques qu'on leur avait traitées à Harvard qui les opposaient, mais aussi des discussions philosophiques plus hardies. Souvent aussi Angélique entendait le mot : « Mississippi » revenir. Florimond rêvait du passage de la mer de Chine que tous les navigants recherchaient depuis la découverte de l'Amérique, et il pensait que le grand fleuve qu'un géographe canadien et un jésuite, le père Marquette, avaient découvert récemment pouvait y conduire. Joffrey de Peyrac n'en était pas convaincu et cela tracassait Florimond.

Chapitre 8

Angélique se réjouissait chaque jour un peu plus de la présence des Jonas. Voilà des gens qui ne se laisseraient pas séduire par les charmes de la vie indienne. La saleté des sauvages avait donné des frissons à la bonne ménagère huguenote. Elle était d'une religion qui enseigne tôt à ses filles que leur bonne volonté envers le Seigneur se manifeste par la belle tenue d'une coiffe immaculée et repassée avec soin, par un lit bien fait, bien net, une table bien mise, et que négligence signifie péché.

M. Jonas, lui, était également précieux. Sa bonhomie, son caractère bienveillant contribuaient à maintenir un état d'équilibre dans la petite société. Il avait une façon de se redresser et de lancer « hum ! hum ! » quand il entendait un propos qui ne lui convenait pas, qui arrêtait le plus hardi. Il avait pris en main les protestants, c'est-à-dire, en plus de sa famille, les trois Anglais, et le dimanche leur lisait la Bible en français mais d'une voix si solennelle que les Anglais eux-mêmes l'écoutaient, frappés de la gravité du lecteur. Peu à peu les catholiques prirent l'habitude de venir rôder à cette heure-là dominicale autour de M. Jonas. « Après tout, c'est la même Bible pour tous », disait-on, et il y a de belles histoires dans ce livre-la... M. Jonas était également apprécié par les mineurs car il n'avait pas son pareil pour fabriquer de petits instruments délicats nécessaires à leurs manipulations. Il avait emporté de La Rochelle sa loupe d'horloger.

Tout le monde fut désolé lorsque, vers la fin de novembre, le brave homme souffrit d'une fluxion des dents qui l'obligea de garder le lit. Angélique, après avoir essayé en vain tisanes et cataplasmes, s'inquiéta et comprit qu'il fallait employer les grands moyens.

– Je dois vous arracher le chicot, monsieur Jonas, sinon votre sang va se gâter.

Sur ses indications, il fabriqua lui-même les instruments de son supplice : une petite tenaille et un levier de même taille, avec fourche. Angélique n'avait jamais pratiqué ce genre d'opération, mais elle avait quelquefois assisté le Grand Mathieu, au Pont-Neuf, à Paris. Malgré ses rodomontades, son orchestre et ses braillements, le charlatan populaire était aussi un homme habile. Il estimait qu'une tenaille passée à l'eau-de-vie avant l'opération peut avoir une influence bénéfique. Il avait remarqué que l'humeur se mettait plus rarement dans les plaies lorsqu'il l'avait traitée ainsi ou passée au feu. Pour plus de précaution, Angélique fit les deux. Elle trempa les instruments dans l'alcool et les flamba.

Clovis l'Auvergnat tenait la tête du patient. Il était le partenaire habituel du pauvre horloger dans ses travaux et elle l'avait réquisitionné à ce titre et aussi parce qu'il était d'une force herculéenne.

Angélique ayant imprégné la gencive d'une décoction insensibilisante très concentrée de clous de girofle porta hardiment sa tenaille et le levier à l'emplacement suspect. La dent vint sans trop de douleurs, ni de reprises. Maître Jonas n'en revenait pas.

– On peut dire que vous avez la main légère !...

Il regardait comme s'il n'en croyait pas ses yeux les poignets apparemment fragiles et souples d'Angélique. Mais ces poignets de femme pouvaient supporter le poids de lourdes armes, maîtriser des chevaux rétifs, soulever de pesantes charges. Si un jour elle allait à Québec ou dans les villes de la Nouvelle-Angleterre, elle s'achèterait des bracelets. En attendant, ses mains avaient trouvé un nouvel emploi : celui de barbier-chirurgien.

– À votre tour, maître Clovis, dit-elle en tendant la tenaille vers le forgeron.

Déjà fort pâle et bouleversé par l'opération à laquelle il venait d'assister, l'Auvergnat s'enfuit précipitamment.

L'habitude s'établit donc de venir se faire panser ou soigner par elle, vers la fin de la matinée.

Toujours au coin d'une des cheminées, Angélique avait fait fixer une petite tablette sur laquelle elle posait les objets nécessaires. Elle avait réquisitionné à l'usage de ses tisanes et mixtures un petit chaudron. Yann Le Couénnec lui avait fabriqué un coffre léger dans du bois de peuplier, où elle rangeait ses médecines. Il fallait prévoir les accidents, les fièvres, ou l'approche insidieuse des maladies. Une fois pour toutes, Angélique avait décidé que le mal devait être pris à la racine. Si elle possédait ce qu'il fallait pour enrayer un simple rhume ou soigner une plaie ou une brûlure, devant des poumons engorgés par un refroidissement, ou un bras enflé d'humeur sous l'évolution d'une coupure négligée, les ressources de sa pharmacopée se révéleraient insuffisantes. Aussi, dès la moindre quinte de toux, l'on se voyait condamné aux bourgeons de sapin, à la brique chaude aux pieds, et il n'y avait de plaies qu'elle s'obligeât de laver à grande eau pour y appuyer ensuite un tampon d'eau-de-vie. La plus petite égratignure faisait de sa part l'objet d'une surveillance attentive. Il fallait se méfier des douillets et des « durs ». Ceux qui cachaient leur mal pour n'avoir pas à souffrir l'épreuve du pansement et ceux qui se débrouillaient avec leur couteau malpropre pour enlever une écharde ou percer un panari.

Ils surent bientôt qu'elle avait l'œil à tout.

– Maître Clovis, vous avez reçu une masse sur le pied, ce tantôt.

– Qui vous a dit ça ?

– Je vois que vous boitez.

– Ce n'est pas vrai. Et puis d'abord je n'ai pas mal.

– Possible, mais montrez-moi votre pied.

– Jamais de la vie.

– Montrez-le-moi, je vous prie.

Elle avait un ton catégorique auquel le plus entêté ne se dérobait pas. En grommelant, le forgeron se déchaussait, exhibait un pied gonflé, bleui, au pouce écrasé. Immédiatement, Angélique le faisait tremper dans une décoction d'écorce de châtaignier, l'enveloppait d'écorce de bouleau et l'obligeait, malgré ses protestations, à poser sa jambe malade sur un escabeau pour la soulager.