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On lui témoigna vite le respect mêlé d'un peu de crainte dû à ceux et à celles qui peuvent épargner la souffrance... ou la dispenser. Lorsqu'on était entre ses mains, mieux valait se montrer docile. Elle ne se laissait pas facilement attendrir, ni désarmer, et il fallait en passer par où elle voulait.

Ainsi, peu à peu, la méfiance initiale s'effaçait. Ce qu'ils avaient craint d'une femme telle qu'Angélique parmi eux, ce n'était pas tant son bistouri et ses potions. La voyant si belle, beaucoup avaient pensé : « Il va y avoir des histoires »... Or, les choses avaient tourné tout autrement, sans qu'on ait eu le temps de comprendre comment. Avec elle tous les hommes se trouvaient logés à la même enseigne. Et quand elle ouvrait un abcès d'une lame rapide, ou vous fourrait dans la gorge un tampon imbibé d'on ne savait quoi, on se sentait petit garçon. Personne n'avait plus envie de faire le faraud.

Lorsque le comte de Peyrac ne se retirait pas dans sa chambre avec l'un ou l'autre de ses acolytes, pour y discuter loin du brouhaha, il s'asseyait à l'extrémité de la grande table et y déployait des cartes ou des plans sur lesquels se penchaient Florimond, Cantor, Porguani, Kouassi-Ba. D'un groupe à l'autre il y avait des échanges.

– Aucun de vous ne mourra, disait Joffrey de Peyrac, celui qui meurt, gare ! Il aura affaire à moi.

Les hommes mettaient un certain temps à sourire de la boutade. Ils la prenaient très au sérieux. Certes, la seule pensée que leur chef pût venir leur réclamer des comptes dans l'autre monde empêcherait certains de se laisser mourir.

Entre Peyrac et ses hommes il existait une indéfinissable complicité, des liens indestructibles qui plongeaient leurs racines dans le secret mutuel. Angélique était certaine que Joffrey connaissait tout de leur vie, tout des pensées de chacun. Ils étaient liés à leur chef par des confidences, des aveux qu'il n'avait jamais réclamés, mais qu'il avait été le seul à recevoir. Angélique commençait à comprendre que ce lien-là, aucune mesquinerie, aucune « histoire de femmes » ne pourrait le rompre.

L'atelier, la mine, le laboratoire étaient le centre de la vie des hommes. Il venait de là des bruits, des odeurs étranges et parfois des vapeurs, des fumées...

« Mieux vaut ne pas savoir ce qui s'y trame », disait Mme Jonas troublée. Angélique, en revanche, cherchait des prétextes pour s'y rendre. Elle prétendait avoir besoin d'un mortier pour broyer des racines ou d'un peu de soufre pour une pommade de sa composition.

C'était dans un décor semblable de forges, de cailloux broyés et de moulins grinçants qu'elle avait commencé à découvrir l'homme qu'elle avait épousé et à l'aimer. Elle se tenait coite, dans une encoignure, regardant autour d'elle avec passion. C'était l'envers de la vie des hommes, leur monde à eux, et elle retrouvait Kouassi-Ba tenant dans ses paumes des braises ardentes. Le gnome auvergnat Clovis se parait de la grandeur des génies infernaux en s'activant dans la lueur rouge des feux et l'Anglais, muet et blême, versant le plomb scintillant d'un geste d'officiant, paraissait moins misérable et semblait le participant d'un drame antique et solennel.

Angélique jadis avait mené des paysans au combat elle aussi. C'étaient des êtres de mentalité fruste, simples et bornés, facilement dominés.

Ceux-ci, sensibles, exaltés, étaient très différents. Elle avait déjà senti que chez beaucoup d'entre eux existait la haine de la femme. D'autres, comme Clovis l'Auvergnat, craignaient d'être méprisés par elle pour leurs façons grossières. Ils les accentuaient à plaisir. Il y avait en tous ces hommes quelque chose de terrible.

« Mais en moi aussi, il y a quelque chose de terrible, songea un matin Angélique. Des actes inavouables ! un passé qui fait peur... Moi aussi j'ai tué... Moi aussi j'ai fui »... Elle se revit la dague à la main, égorgeant le grand Coesre, le roi des truands, elle se revit errant pieds nus, couverte de boue, dans les rues de Paris, avec les voleurs, elle se revit dans le lit du capitaine d'armes au Châtelet, comme une prostituée. Un matin où elle était occupée à soigner le charpentier Jacques Vignot d'une blessure à la main, l'homme – un Parisien à la langue acerbe – jurait bassement, avec le secret désir de la scandaliser. Soudain agacée, elle l'avait fait taire d'un mot bien senti, emprunté aux nuances les plus secrètes de la langue argotière. Il en resta bouche bée. Il ne pouvait en croire ses oreilles. D'avoir entendu une telle locution franchir d'aussi belles et respectables lèvres... Il lui arriva une chose qui ne lui était pas arrivée depuis des années, à lui, charpentier de Paris et flibustier de vocation. Il rougit. Et elle pâlit, à cause de tous les souvenirs qui venait de renaître en son esprit à ce moment. Ainsi, l'un pâle et l'autre rouge, ils se jetèrent comme un regard de reconnaissance, celui de la « matterie ». Puis Angélique reprit les rênes.

– Vous voyez, mon garçon, dit-elle très calme, avec votre langage nous allons tous nous mettre à jaspiner en bigorne... Ne pourriez-vous vous souvenir que désormais vous êtes au service de M. de Peyrac ici, et non chez le grand Coesre.

– Oui, madame la comtesse, répondit-il humblement.

Il se surveilla dès lors. Parfois il la suivait d'un regard perplexe, puis très vite il se ravisait. Non, ce n'était pas la peine de chercher à savoir : elle était la femme du chef. Épouse ou maîtresse, n'importe. Si elle avait des choses à oublier, cette femme, c'était son droit. Comme pour lui-même ! On n'a pas toujours envie de retrouver quelqu'un qui vous rappelle le passé par son langage ou ses façons. Elle l'appelait parfois « M. Vignot », ce qui lui donnait la sensation d'être quelqu'un. Il se souvenait à ces moments-là qu'en effet il avait été un honnête homme et s'il s'était mêlé, un jour, à une bande de voleurs, c'était qu'il lui fallait sauver de la misère sa femme et ses enfants. N'empêche qu'il avait été aux galères... Angélique ne parlait pas à son mari des difficultés qui pouvaient surgir entre elle et les fortes têtes. Mais parfois, le soir, dans leur chambre, tandis qu'ils devisaient tous deux avant de se coucher, elle prit l'habitude de l'interroger sur ses compagnons. Et peu à peu elle les découvrait chacun, imaginait leur vie, leur enfance. De leur côté, ils se livraient plus volontiers et laissaient échapper des confidences.

De l'homme elle avait un sens particulier et sûr. L'expérience lui avait appris que de l'un à l'autre, prince ou manant, il n'y a pas si grande différence. Elle avait su poser une main amie sur la solitude d'un roi, conquérir l'affection de vieux bourrus intraitables, comme maître Bourjus ou Savary, amadouer aussi bien de dangereux bandits qu'un Philippe du Plessis. Elle préférait cent fois affronter les rancunes d'un Clovis ou les susceptibilités du mineur chilien, que d'avoir à se mesurer avec les criminels sournois et raffinés de la cour de Versailles. Ici, tout était franc. Franc et simple comme le bois, la viande, le froid ou la soupe de maïs. La vie même et le contact humain avaient un goût rustique qui tonifiait. Dans son esprit elle s'amusait à diviser ses compagnons en trois catégories : les Innocents, les Étrangers et les Dangereux.

Chapitre 9

Les Innocents, c'étaient ceux qui avaient lame claire et de la bonne volonté. Elle aimait particulièrement le jeune Yann Le Couennec et le traitait comme un fils. Il était serviable, diligent. Il trouvait toujours le temps de fabriquer dans le bois ce que les dames lui demandaient : des battoirs pour le linge, des planches à lessive ou à pâtisserie ou pour découper la viande, avec une belle rigole pour recueillir tout le sang, ou encore de petits carreaux en dur bois de chêne hikory sur lesquels on plaquait les galettes de farine de maïs avant de les approcher du feu pour les faire cuire. L'hiver venu, il creusa des écuelles, des pichets. Il ajoutait chaque fois de petits ornements, des guirlandes et des fleurettes. Il sculptait des racines tortueuses, leur donnait des figures de dragons et apprenait à manier la gouge à Florimond et à Cantor qui y réussissaient fort bien. Le comte de Peyrac l'avait jadis racheté à un équipage barbaresque qui l'employait comme captif sur leurs galères. Visitant la chiourme, avec le capitaine marocain qui l'amenait à Salé, il avait remarqué cet adolescent au regard celtique et il avait senti que le jeune homme était sur le point de mourir. Il l'avait racheté un bon prix, malgré les protestations obséquieuses du Reis arabe qui prétendait ne rien pouvoir refuser à celui qui avait la confiance du grand Sultan de Morocco. Il l'avait fait soigner et l'aurait aidé à regagner la France si le jeune Breton ne l'avait supplié de le garder à son service. Il rêvait d'ailleurs de partir en Amérique pour y vivre en colon.