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On se rapprochait, on écoutait. Angélique rivalisait avec lui. Elle rappelait des recettes de pieds de mouton à la lyonnaise et de sorbets à la persane. C'était leurs contes des Mille et Une Nuits pour les veillées.

Chapitre 10

Les Étrangers, c'étaient les Espagnols et les Anglais. Eux, ils s'asseyaient à la même table que les autres, partageaient les mêmes labeurs et les mêmes dangers, montraient le même courage et la même patience, et pourtant ils n'en demeuraient pas moins des étrangers. On aurait dit qu'ils venaient juste d'arriver et qu'ils allaient repartir, qu'ils n'étaient là que de passage, et qu'ils n'avaient vraiment rien à faire parmi ces gens où pourtant, jour après jour, s'écoulaient leurs vies.

Les cinq artificiers espagnols et leur chef Don Juan Alvarez étaient à l'image de celui-ci, sombres, hautains, sobres. On ne pouvait leur reprocher de se montrer difficiles, ni de créer la zizanie. Ils exécutaient les ordres et les travaux qu'on leur commandait. Ils s'occupaient scrupuleusement de leurs armes et de celles dont ils avaient la responsabilité, travaillaient à la forge et à la mine avec beaucoup de capacité. C'étaient tous des tireurs d'élite, des guerriers de la jungle et de la mer. Ils avaient fait partie de ces troupes que Sa Majesté Très Catholique d'Espagne faisait engager sur les galions chargés d'or pour assurer leur défense contre les pirates. Ils avaient tous participé à ces expéditions hasardeuses dans des forêts humides et chaudes, hantées de serpents, ou au sommet des montagnes si hautes des Andes qu'il fallait s'y traîner à quatre pattes en rendant le sang par les oreilles et par le nez. Ils étaient tous passés par les mains des Indiens et en étaient tous sortis avec des cicatrices et des infirmités inguérissables et une haine solide pour le Peau-Rouge. Les soldats ne parlaient qu'entre eux et ne s'adressaient qu'à leur chef direct : Don Alvarez. Celui-ci ne s'entretenait qu'avec le comte de Peyrac. Même au sein chaleureux d'une communauté qu'encerclait l'hiver, ils conservaient l'isolement de mercenaires en terre étrangère. Angélique ignorait dans quelles conditions ils étaient engagés les uns ou les autres au service du comte de Peyrac.

Il était certes plus difficile encore de s'occuper de leurs santés que de celle du forgeron auvergnat. Angélique remarquait souvent que Don Alvarez boitait fort bas et que Juan Carillo pâlissait sous les affres que lui causait un estomac rebelle, mais elle ne se voyait pas faisant déchausser manu militari le long seigneur castillan, au regard lointain et méprisant, ou s'informant près du farouche et taciturne Carillo de l'état de sa digestion. C'était impensable. Elle se bornait donc à faire porter d'office à Juan Carillo des tisanes de menthe et d'absinthe. C'était Octave Malaparde qui les lui portait et s'assurait de leur absorption. Le cuisinier, qui ne fumait pas, donnait son tabac au jeune mercenaire andalou. En échange de quoi, celui-ci lui adressait quelquefois quelques mots sur la nature du temps. C'était un grand signe de sociabilité de sa part.

Quant à Don Juan Alvarez, elle n'avait pas encore trouvé le biais indispensable pour l'aborder et lui faire appliquer sur ses rhumatismes les cataplasmes de farine de lin qui l'auraient soulagé. La peste soit des hommes orgueilleux et d'éducation mauresque et seigneuriale ! Ils méprisent la femme, la veulent enfermée derrière des barreaux et destinée à deux seuls buts, prier et enfanter. Don Alvarez était bien digne sujet de son souverain Philippe IV qui était mort brûlé par un brasero qu'on ne pouvait écarter à cause de l'absence du préposé à l'étiquette. Civilisation momifiée, brutale, austère, mystique, d'où pourtant étaient sortis ces prodigieux conquistadores qui en moins de cinquante ans, de 1513 avec Balboa franchissant l'isthme de Panama pour découvrir l'Océan à Orellana, descendant eh 1547 l'Amazone depuis sa source des Andes jusqu'à l'océan Atlantique, avaient conquis la majeure partie d'un continent immense et avaient absorbé et plié sous leur joug trois brillantes civilisations indiennes : l'Aztèque, la Maya et l'Inca.

Parfois Joffrey de Peyrac s'entretenait avec eux en espagnol.

– Grâce à vous quatre, leur disait-il, l'Espagne ne sera pas absente de la conquête de l'Amérique du Nord. Vos frères se sont découragés de ne pas trouver des objets d'or dans les bourgades algonquines ou abénakis. Cela valait bien la peine d'être d'une race de mineurs, comme l'a été de tous les temps la race ibérique, pour ne devenir que des pillards. Parce que vous m'avez suivi, vous seuls saurez renouer avec vos ancêtres qui extrayaient l'argent et le cuivre et l'or secret enfouis dans la terre.

Alors, en l'écoutant, les yeux de braise des Espagnols brillaient soudain humainement et ils semblaient heureux.

*****

Les Dangereux, Angélique les recensait au nombre de quatre, c'était O'Connell, Vignot, le mineur hispano-péruvien et le forgeron auvergnat Clovis.

Du Parisien Jacques Vignot elle ne s'inquiétait pas trop. Fort en gueule, porté à la boisson, mais malléable, sensible au fond et du moment qu'on satisfaisait sa vanité en le remarquant de temps à autre, il se montrait serviable et bon compagnon. À la longue, Angélique lui accorda beaucoup de sa confiance. Il était nécessaire de s'en faire un allié car par sa gouaille, ses reparties ou ses revendications il pouvait changer l'humeur du groupe. O'Connell n'était pas dangereux seulement par son caractère violent et sa mentalité de persécuté. Persécuté, en effet, il l'était. On ne pouvait le nier. Persécuté par les Anglais parce qu'il était catholique, et par les Français parce qu'il parlait anglais. Il était celui qui avait le moins « encaissé » de voir brûler le fort de Katarunk avec toutes ses richesses. On aurait dû s'en tirer autrement, disait-il, sans brûler Katarunk ; il ne pouvait pas pardonner. Il en voulait à tout le monde.

Angélique ne savait pas par quel bout le prendre. Son visage sombre, ses grommellements menaçants, sa rancœur permanente lui pesaient, d'autant plus qu'elle comprenait sa peine. Le mineur hispano-péruvien Sorrino n'était pas gênant, à condition qu'on l'ignorât, sans toutefois avoir l'imprudence d'oublier totalement sa présence. Il en voulait à mort à Angélique de l'avoir pris, à son arrivée, pour un Indien. Il lui en aurait voulu autant de l'avoir ensuite pris pour un Espagnol. Il souffrait par-dessus tout d'être considéré comme un métis. Son être intérieur était en permanence un champ clos où se battaient férocement en duel deux ennemis irréductibles, un Indien Quichua des Andes et un Espagnol de Castille, mercenaire de Pizarro, ennemis qui ne se réconciliaient un temps bref que pour considérer avec un égal mépris la personne du sang-mêlé qu'il était, souillant aujourd'hui de sa présence la terre noble des Incas. Le comte de Peyrac avait su lui faire comprendre que le travail de la mine était une vocation de force égale dans les deux races qui le composaient et qu'ainsi, sang-mêlé joignant ces deux hérédités et leurs dons, il était né pour faire le plus remarquable savant spécialiste des mines du Pérou. La prédiction s'avérait juste. Lorsqu'il se penchait sur ses travaux, la paix se faisait en lui. Il n'y avait qu'à le laisser à ses forges et entre-temps éviter de lui adresser la parole, tout en le traitant avec considération. Le plus dangereux restait donc Clovis, la mauvaise tête caractérisée par sa violence, le côté soupçonneux de son esprit, son farouche égoïsme. Angélique sentait qu'il n'aimait personne. Il était de ceux qui peuvent mordre la main qui les a nourris ou qui les a sauvés. À certains moments, Angélique se demandait si son mari avait bien réfléchi en acceptant comme volontaire pour l'expédition cet individu douteux et si pénible à vivre. Il était bon forgeron, soit, habile à toutes sortes de travaux de serrurerie et d'armurerie. Un vrai valet de Vulcain, noir, courtaud, suant, toujours barbouillé de sa barbe comme d'une suie. Il ferrait les chevaux mieux que quiconque. Mais cette qualité pourtant précieuse n'arrivait plus à faire oublier, maintenant que le voyage était achevé, sa grossièreté et son esprit querelleur. Il détestait les femmes et était le seul à se montrer paillard dans ses propos afin de choquer les oreilles prudes de Mme Jonas et d'Elvire. Avec Angélique, il s'était montré parfois d'une insolence rare. Aussi lui menait-elle une guerre aussi acharnée et sourde que la sienne. Tous deux étaient au moins d'accord sur un point : c'est que l'écho de ces débats ne devait pas parvenir jusqu'au comte de Peyrac. Elle craignait d'importuner son mari. Lui, craignait... la corde tout simplement. Depuis trois ans qu'il s'était embarqué au service de M. de Peyrac il avait eu le temps d'apprendre que c'était un chef qui ne plaisantait pas. Aussi lui restait-il assez de raison pour se contenir devant lui. Ses compagnons lui reprochaient sa sournoiserie. Il se serait cru déshonoré de faire un effort pour s'entendre avec eux et même avec qui que ce soit.