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Un soir, à la veillée, Angélique lui avait mis dans les mains une harde trouée.

– Voici une aiguille et de la laine, maître Clovis. Ravaudez-moi cela vivement.

Le forgeron protesta, non sans s'être assuré que le comte n'était pas dans les parages.

– C'est à vous, femme, de faire ce travail-là.

– Non, les marins savent tous tirer l'aiguille, cela fait partie de leur métier.

– Pourquoi moi ? Je vous ai vue ravauder les nippes des autres.

– Possible, mais vous, vous avez besoin de faire pénitence.

L'argument porta. Clovis la considéra un instant, son vêtement d'une main, son aiguille de l'autre, puis en silence se mit à l'ouvrage. Son voisin d'escabeau, Jacques Vignot, l'entendit murmurer à plusieurs reprises : « Faire pénitence ! faire pénitence ! Eh ben !... En voilà du nouveau !... »

Il employait souvent une phrase dont le sens demeurait un mystère pour Angélique et les autres.

– Ah ! ben alors, disait-il, en branlant sa hure noire, ça ne vaudrait pas le coup que je sois allé porter mes chaînes à Sainte-Foy de Conques pour en arriver là !

Un autre jour, entendant le bruit d'une altercation violente au-dehors, Angélique sortit juste à temps pour apercevoir l'Auvergnat brandissant une bûche au-dessus de la tête d'un Indien. Comme il balançait son projectile afin de mieux assener son coup, Angélique eut le temps de saisir son pistolet et de tirer dans leur direction. La bûche éclata en s'échappant des mains de celui qui la tenait et qui tomba à la renverse sur le sol gelé. Angélique se précipita pour arrêter le geste de l'Indien qui avait saisi son coutelas et s'apprêtait à scalper la toison hirsute du bougnat. Voyant son agresseur à terre, l'Indien consentit à se calmer. Le bruit du coup de feu attira tout le monde au-dehors. Cette fois, il était difficile de dissimuler l'incident. Le comte arriva à grandes enjambées, et d'un coup d'œil envisagea les protagonistes du drame.

– Que s'est-il passé ? demanda-t-il au forgeron qui se relevait pâle comme un mort.

– Elle... Elle a essayé de me tuer, bégaya-t-il en désignant Angélique.

À trois pouces près et c'était ma cervelle qui sautait.

– Grand dommage ! fit Angélique en riant. Je n'ai pas essayé de te tuer, pauvre imbécile, mais de t'éviter une sottise qui t'aurait coûté la vie. Crois-tu que tu aurais pu éviter le couteau de cet Indien si tu l'avais frappé ? J'ai tiré sur ta bûche et non sur toi. Une bûche en vaut une autre ! Si j'avais vraiment voulu te tuer, ce serait fait, crois-moi.

Mais Clovis secoua la tête. Sa face trouée par la variole était couleur de suif sous sa barbe mal rasée. Il avait vraiment eu très peur et continuait à être persuadé qu'Angélique avait voulu sa mort, qu'il ne devait qu'au hasard d'être en vie. Il y avait longtemps qu'il pensait que ça devait arriver, que cette femme terrible le tuerait, soit avec sa lancette ou son bistouri, soit par quelques sortilèges. Mais au pistolet, ça, c'était le comble !

– Je ne crois rien, grogna-t-il. Vous n'avez pas pu viser aussi juste. Les femmes, ça ne sait pas viser...

– Imbécile, dit le comte avec colère. Veux-tu recommencer l'expérience ? Tu verras que si madame la comtesse avait voulu t'atteindre tu ne serais plus de ce monde. Ramasse cette bûche, lève-la et tu vas pouvoir vérifier que ce que l'on t'a raconté du tir au gué de Sakoo était exact. Prends la bûche.

Le forgeron s'y refusa énergiquement. Mais Yann le Breton se proposa de confiance. Il s'était trouvé près d'Angélique quand elle avait arrêté Pont-Briand. Il leva la bûche, et Angélique, qui était allée se poster à l'entrée de la maison, tira, et la bûche vola en éclats. Des applaudissements éclatèrent. On lui demanda encore d'autres démonstrations. Don Alvarez se réveilla de son rêve et voulut la voir se servir d'un mousquet à mèche, puis d'un mousquet à pierre. Elle soulevait sans peine les lourdes armes et ils s'émerveillaient tous de sa force et commençaient à se sentir fiers de l'avoir parmi eux.

Chapitre 11

Quand il fait si froid à Wapassou, s'imagine-t-on quelle peut être la température dans les villes, plus au Nord ?...

Trois villes... Trois bourgades perdues dans l'immensité, au bord du Saint-Laurent. Les navires ne reviendront qu'au printemps. La cuirasse des glaces s'est refermée sur elles, autour d'elles et elles sont prisonnières des steppes blanches, prisonnières du silence, de l'espace infini et morne et désert.

Montréal, sur son île, au pied de son petit volcan éteint. Trois-Rivières, engluée parmi les chenaux de son delta gelé. Et la reine de toutes, Québec, sur son roc. Trois villes, couronnées par le diadème des blanches fumées qui ne cessent de s'étirer, longues et paisibles, de leurs cheminées dans le rosé glacé des matins et des soirs.

Trois villes perdues. Que le feu y crépite dans l'âtre pour les sauver de la mort !

La vie des feux est si ardente qu'on oublie la mort, et le silence, et le désert. L'on y grouille dans ces villes, l'on y caquette, l'on y complote, l'on y intrigue, l'on y bataille, tout l'hiver, à coups de langue dans les salons, à coups d'escabeau dans les cabarets, violemment, sourdement, cordialement, entre amis, entre cousins, entre gens du Canada. L'on y prie aussi beaucoup, l'on s'y confesse énormément, l'on y médite, l'on y rêve, le regard tourné vers le festonnement blanc des montagnes laurentides ou l'horizon gris de la forêt, vers le Sud. L'on rêve au départ. Vers la mer et l'Europe, ou vers l'Ouest, vers les fourrures et les sauvages... Par ici ou par là-bas... Mais partir, toujours partir... Quand reviendra le temps de partir ?...

On s'y aime aussi, à la sauvette, en cachette avec remords, même entre époux, à cause de l'œil des jésuites qui pèse sur toutes les consciences.

On y boit beaucoup. C'est le seul plaisir. De l'eau-de-vie, encore de l'eau-de-vie. De l'eau-de-vie de pommes, de seigle, de prunes ou de froment, parfumé, transparent et que l'on a brûlé dans son propre alambic.

Les rues d'hiver sont pleines de l'odeur du marc, et de celle des feux de Dois,, des soupes au lard et des anguilles fumées.

Les jours d'hiver sont imprégnés de l'odeur d'encens des messes et des vêpres et de l'odeur parcheminée des livres reliés de cuir que l'on a apportés d'Europe et que l'on feuillette et relit sans cesse au coin de l'âtre.

Les nuits d'hiver craquent sous le gel. On dirait que les vitres vont éclater. Des fleurs de givre collent aux carreaux.

C'est dans ces villes qu'explose et se répand la nouvelle. Ils sont vivants les étrangers de Katarunk que l'on avait crus massacrés par les Iroquois. Elle est vivante la femme si belle du fond des bois, qui est apparue, montée sur un cheval, aux sources du Kennebec. Elle est vivante, la Démone ! Triomphe et terreur ! Jubilation de ceux qui croient aux pouvoirs infernaux.