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Quand l'entretien était amical, Joffrey de Peyrac le faisait alors asseoir sur la pierre de l'âtre devant lui. Il réclamait une pinte de bière et deux gobelets. Fréquemment, au moment de la veillée, il se retirait ainsi avec l'un ou l'autre. Les hommes appréciaient cette confrontation en aparté, loin de l'assemblée. On pouvait s'expliquer avec le maître, se plaindre et recevoir des directives qui vous remettaient, si besoin, la tête à l'endroit. Très émue, la pauvre Elvire gravit donc en tremblant les cinq échelons qui menaient « à la dunette ». La présence d'Angélique la rassurait un peu, mais elle se tourmentait car elle était scrupuleuse et se sentait toujours en faute.

La lourde porte retombée, les bruits de la salle commune s'estompèrent. On n'entendait plus dans la petite pièce close que le crépitement du feu et par instants le bruissement des sapins du dehors que le vent brassait contre le toit.

Le comte s'assit. La jeune femme demeura debout, et, de dos, Angélique voyait se crisper ses épaules étroites, ployer sa nuque frêle. La pauvre jeune femme ne savait quelle attitude prendre sous le regard sombre qui l'examinait de bas en haut tandis qu'un sourire indulgent errait sur les lèvres du comte. Il savait mettre dans son regard une attention chaleureuse qui émouvait n'importe quelle femme.

– Elvire, mon enfant, ma belle enfant, fit-il avec douceur, écoutez-moi dans le plus grand calme.

– Ai-je commis une faute, monseigneur ? balbutia-t-elle en tordant la toile de son tablier.

– Je vous ai dit de m'écouter avec calme et sans crainte... Rassurez-vous. Je n'ai qu'à me louer de vous et de votre gentillesse. Mais vous n'êtes pas moins responsable d'un mouvement qui peut avoir ici une certaine gravité.

– Moi ?... Oh ! Monseigneur !...

– Oui, vous, malgré votre discrétion et votre modestie, mais qui avez quand même de beaux yeux tendres et des joues rosés.

Elvire, de plus en plus déconcertée, le regarda sans comprendre.

– J'ai remarqué qu'un de mes hommes vous fait la cour. Dites-moi sans fard si ces attentions vous importunent, si vous souhaitez les voir cesser, ou s'il a poussé trop loin à votre goût l'expression de ses sentiments.

Et comme elle demeurait muette.

– Ici, au fort, il n'y a que trois femmes et vous êtes la seule à ne pas être en puissance de mari. Les plus strictes consignes ont été données à votre sujet. Il est nécessaire que je sache si la discipline a été respectée. Répondez ! Jugez-vous importuns les hommages dont vous êtes l'objet depuis quelque temps ? Vous savez de quel homme je veux parler, n'est-ce pas.

Cette fois elle baissa la tête en rougissant et fit un signe affirmatif.

– Octave Malaprade, dit-il.

Il laissa passer un temps, le temps d'évoquer le personnage du cuisinier, sa silhouette agréable et son sourire déférent.

Puis il prit dans l'une des poches de son pourpoint l'un des rares cigares qui lui restaient encore, et se penchant vers le feu l'alluma à un tison.

Il se renversa en arrière, tira une bouffée et reprit avec douceur :

– S'il a outrepassé la consigne reçue il sera pendu.

Elvire poussa un cri et se voila la face.

– Pendu !... Oh ! Monseigneur ! Oh ! non, pauvre garçon ! Ah ! non pas pour cela ! Pas à cause de moi !... Je ne le mérite pas...

– La femme est reine en ce domaine. Ne le saviez-vous pas, ma belle enfant ?...

Il la regardait de nouveau avec son inimitable sourire qui retroussait les coins de sa belle bouche en cette expression caustique et câline qu'Angélique connaissait si bien.

– Ne saviez-vous pas que les femmes sont reines ?... insista-t-il.

– Non, monseigneur, je ne le savais pas, répondit-elle naïvement.

Elle tremblait de tous ses membres, mais la frayeur qu'elle avait éprouvée pour Malaprade lui donnait la force de rassembler ses idées et de défendre celui qu'elle sentait menacé.

– Monseigneur... Je vous jure, je vous fais serment... Jamais il n'a eu un geste déplacé et dont j'aurais à rougir. Seulement, je sentais bien... que, qu'il...

– Vous l'aimez ?...

C'était à peine une interrogation. Elle s'interrompait, regardait autour d'elle avec égarement.

– Non, je... je ne sais pas.

– Vous avez perdu votre mari, il y a trois mois, sur le Gouldsboro.

Elle le fixa, hébétée.

– Mon mari ?

– Vous l'aimiez ?...

Il la bousculait, la fouillait, son regard perçant accrochant ses prunelles enfantines, l'obligeant à le regarder.

– Vous l'aimiez ? Votre mari ?

– Oui... bien sûr. C'est-à-dire, je... je ne sais plus.

De nouveau, il détourna les yeux et fuma en silence. Elle ne bougeait pas, ne tremblait plus, restait là à le fixer, les bras ballants.

Il reprit, toujours calme :

– Octave Malaprade est venu me parler ce tan tôt, il vous aime. Devinant que je ne serais pas sans m'apercevoir de ses sentiments il a pris les devants et m'a fait confidence... Voici ce qu'il m'a chargé de vous dire de lui et de son passé.

« Il y a cinq années, en la ville de Bordeaux, où il tenait un hôtel réputé, il a tué sa femme et l'amant de celle-ci après les avoir surpris ensemble. Puis, ne sachant comment échapper aux conséquences de son acte, et dérober la preuve de son double crime aux recherches qui ne manqueraient d'avoir lieu, il a découpé les deux cadavres en morceaux, en a brûlé une partie, a réussi à faire passer le reste à la voirie... » Angélique retint une exclamation étouffée et se mordit les lèvres. Elvire avait chancelé. Elle paraissait frappée par la foudre. Peyrac continuait de fumer en la considérant avec curiosité.

– Ceci fait, continua-t-il, il attendit quelque temps, puis s'enfuit en Espagne. Ce fut là qu'il se présenta à mon bord et que je l'engageai.