Joffrey de Peyrac ne pouvait se faire entendre à cause du bruit du vent et des eaux, mais il fit un signe de tête pour lui désigner quelque chose et elle entrevit sur la gauche, de l'autre côté de la chute d'eau, une construction de planches avec des aubes dressées comme de grandes ailes noires.
Cette trace de travail des hommes leur donna à tous un regain d'espérance et de courage. Ils n'étaient pourtant pas encore au bout de leurs peines. Ce moulin n'était qu'un poste avancé.
Un peu plus loin, les arbres de la forêt s'écartèrent et un paysage plus vaste se révéla. Ils découvrirent l'étendue morne et désolée d'un grand lac, tout gaufré par le martèlement de la pluie et bordé de montagnes arrondies. À leurs sommets noircis comme par une suie humide, s'effilochaient des nuages que le vent entraînait en une course rapide. Joffrey de Peyrac, portant toujours Honorine, guida ses compagnons vers la rive gauche du lac. Après leur avoir fait franchir une petite passerelle de bois, il les engagea dans un sentier assez bien tracé, mais que la pluie transformait en cloaque. Certains étaient si las qu'ils glissaient et tombaient dans la boue visqueuse. Une seule pensée les ranimait. Se trouver bientôt en un abri où flamberait un bon feu.
Mais l'extrémité du lac fut atteinte sans qu'apparut aucune lumière. Ils franchirent alors un étroit défilé qui faisait correspondre le premier lac avec un autre plus petit, environné de falaises escarpées. La berge abrupte s'effondrait sous les pas. Il fallait prendre garde de ne pas marcher sur le bord. On passa ensuite un autre étroit goulet de roches, puis un troisième lac apparut, plus vaste et bordé sur la gauche de prairies marécageuses et de collines basses. Le sentier qui traversait les marécages était étayé de planches pour en faciliter le passage. Mais, cette fois encore, on parvint à l'extrémité du lac sans apercevoir la silhouette d'une demeure.
Les malheureux regardaient autour d'eux et ne voyaient rien. Cependant l'odeur acre d'un feu de bois leur parvint à travers la pluie.
– Je sens la fumée, s'écria le petit Barthélémy d'une voix chevrotante. Je sens la fumée. Il claquait des dents et grelottait si fort qu'il serait tombé si Florimond ne l'avait solidement maintenu. Les chevelures des deux fils d'Angélique habituellement opulentes étaient dignes en ce jour de toutes celles des naïades de la Grèce antique. Mais Florimond et Cantor affrontaient cette épreuve avec vaillance. Ils disaient qu'ils en avaient vu d'autres. Ce n'était rien qu'une petite ondée !...
Sur la demande de son père, Cantor fouilla dans son sac et en sortit un gros coquillage, une de ces conques marines dans lesquelles les marins soufflent pour s'annoncer quand il y a brume.
Le jeune garçon gonfla ses joues et, à plusieurs reprises, l'écho des falaises renvoya le son caverneux de la conque.
Peu après, d'un promontoire rocheux planté de sapins et de mélèzes qui s'avançaient à travers le lac, on vit arriver à travers le brouillard ardoisé une barque que guidait un être indistinct. Un visage blême aux yeux vitreux les examinait en silence ; l'embarcation se rangea contre la rive. Le comte de Peyrac s'adressa en anglais au rameur. Celui-ci ne répondit pas. Il était muet. C'était le nautonier des brumes, pâle comme un fantôme, sous des cheveux blancs. Dans sa barque, les femmes et les enfants montèrent tout d'abord, puis Joffrey de Peyrac portant Honorine.
Leur groupe aborda une prairie spongieuse et, tandis que l'embarcation repartait chercher les autres, ils gravirent une pente douce qui les menait vers l'extrémité du promontoire. L'odeur de la fumée se fit plus intense. Elle paraissait sourdre de la terre et se mêlait aux brouillards.
Un trou s'ouvrit sous leurs pas avec des marches de rondins. Dans ce trou, dans ce terrier, ils descendirent, poussèrent une porte.
Alors éclata comme un soleil l'odeur de la graisse cuite, du tabac et du rhum brûlant, de la lumière des lampes et des chandelles et aussi la bonne et douce chaleur enveloppante et bienfaitrice du feu.
Et, sur l'écran écarlate de ce feu joyeux, un gigantesque nègre les regardait entrer avec surprise.
Il était vêtu de fourrures et de cuir. Des anneaux d'or brillaient à ses oreilles. Ses cheveux laineux étaient blancs comme la neige. Et dans un cri, Angélique reconnaissait ce noir visage du passé :
– Kouassi-Ba !
Chapitre 2
Elle venait donc de retrouver Kouassi-Ba, le bon, le dévoué, le très capable Kouassi-Ba, le grand esclave qui jadis, harnaché de satin brodé et de son sabre, gardait sa porte au palais de Toulouse. Le comte de Peyrac l'avait acheté, jeune encore, aux Barbaresques et lui avait fait partager sa science. Kouassi-Ba l'avait suivi jusqu'à la condamnation, jusqu'aux galères, et c'est avec lui qu'il s'était évadé du bagne et avait disparu en Méditerranée...1 Comment n'avait-elle pas songé plus tôt à demander à son mari des nouvelles du fidèle servi leur ?... C'est qu'ils n'osaient pas encore parler entre eux de ce qui s'était passé après le bûcher. Et les résurrections continuaient !...
Lui, le grand nègre, ne la reconnaissait pas tout d'abord. Il s'étonnait de voir cette femme échevelée et trempée se précipiter vers lui et serrer ses deux grosses mains noires dans les siennes, fines et glacées, en répétant :
– Kouassi-Ba ! Oh ! mon cher Kouassi-Ba ! tandis que la pluie sur ses joues ressemblait à des larmes.
Puis le souvenir lui revint devant ces yeux clairs, inoubliables. Il jeta un regard au comte de Peyrac et, comprenant que le miracle pour lequel il priait naïvement depuis tant d'années s'était accompli, il explosa d'une joie rayonnante qui ne savait comment s'exprimer dans cet espace étroit où s'entassaient l'un après l'autre les arrivants de la caravane. Enfin, il tomba à genoux, baisant les mains d'Angélique et répétant comme une litanie :
– Oh ! Médème, Oh ! Médème ! Toi, toi, enfin parmi nous ! Toi, le Bonheur du maître !... Oh ! Maintenant, je puis mourir.
*****
Ils avaient été quatre mineurs à vivre dans ce terrier enfumé. Un Italien, soigneux et grave, Luigi Porguani ; un métis d'Espagnol et d'Indien, Quidoua du Pérou ; un Anglais muet, Lymon White, auquel les puritains de Boston avaient arraché la langue pour cause de blasphèmes et Kouassi-Ba. Tous, même l'Italien, avaient quelque chose qui les différenciait du commun des mortels, quelque chose qui sentait le soufre et la poudre, et Angélique retrouvait en eux, dès qu'elle les vit, sa première impression d'autrefois lorsque son mari lui avait fait visiter sa mine de Salsigne. Ils étaient des êtres d'une autre essence, en alliance avec les forces cachées de la terre, et leur maître à tous c'était celui qui venait d'entrer et qu'ils saluaient avec empressement et dévotion, le comte de Peyrac, le savant de Toulouse. Avec lui, tout ici prenait sa signification.
Et puis le trou s'emplissait. Des ombres dolentes et trempées ne cessaient d'arriver. On ne pouvait plus remuer. On entendait les dents claquer, les soupirs de bien-être de ceux qui arrivaient à tendre leurs mains vers le feu.
Le premier choc passé, Angélique parait au plus pressé, débarrassait Honorine et les petits garçons de leurs hardes mouillées.
– Un linge sec, Kouassi-Ba, disait-elle. Des couvertures. Vite, aide-moi à bouchonner ces petits !... Enveloppe-les bien !...
Et il s'empressait à sa voix, comme autrefois. Elle regardait dans le chaudron suspendu à la crémaillère, y voyait une sorte de brouet fumant et remplissait des bols. Les enfants, rassasiés, réchauffés, s'endormaient bientôt sur des lits de sangle et l'on accumulait sur eux des fourrures.
Le cuisinier Malaprade touchait l'épaule d'Angélique.
– Madame, il y a la petite, là, qui ne va pas !...