Il y eut un long silence.
Tout à coup, la jeune Rochelaise se redressait, elle se tenait droite et paraissait regarder quelque chose au-delà d'elle-même.
– Monsieur le comte... dit-elle enfin d'une voix affermie et plus nette, une voix qu'on ne lui connais sait pas, que monsieur le comte m'excuse si je lui parais bien peu sensible. Mais voilà les pensées qui me viennent à l'esprit. Je pense que cet homme a tué par fureur jalouse, par surprise aussi, et qu'après il était seul et perdu devant cette horreur et ne savait plus comment s'en tirer. Il a agi comme il pouvait pour sauver sa vie. Cette chose dans sa vie, c'est un malheur, un accident, comme une infirmité qui vous arriverait tout à coup.
Elle respira profondément.
– Mais ce n'est pas cette infirmité qui m'empêchera de l'aimer, dit-elle avec force. Ce que vous venez de me dire m'a révélé mes sentiments. Vos questions m'ont aidée à voir clair en moi. Oui, j'aimais bien mon défunt mari... sans doute., puisque je l'ai épousé... autrefois... Mais cela n'a jamais ressemblé à ce que j'éprouve aujourd'hui pour celui-là. On pourra m'en dire tout ce qu'on voudra. Pour moi, je sens qu'il est resté bon, droit et délicat malgré tout. Je le connais assez maintenant pour affirmer qu'il est malheureux.
Elle se tut, puis ajouta rêveusement.
– Il me soutenait sur le chemin dans la tempête, la nuit où nous sommes arrivés à Wapassou, je n'oublierai jamais...
Joffrey de Peyrac jeta sur elle un regard bienveillant.
– C'est bien, c'est bien, fit-il. Je souhaitais entendre de vous une telle réponse. Votre âme est forte, petite Elvire, votre cœur est noble. Votre esprit est lucide et ne se laisse pas abuser par une sensible rie qui serait compréhensive, mais qui n'est pas de mise dans le cas présent. Il est vrai que Malaprade est un homme sûr, courageux et capable. Cet... accident, comme vous dites, l'a marqué pour la vie. Il l'a mûri et a donné une autre dimension à sa vie jusqu'alors assez banale, bien qu'il eût connu la réussite la plus flatteuse dans sa profession de maître d'hôtel. Ayant tout perdu il aurait pu devenir une épave. Il a survécu et a essayé de renouer les fils rompus de son existence. D'aucuns estimeront que la justice n'est pas satisfaite et je le leur concède. Mais ses victimes étant d'autre part d'assez peu intéressants personnages, je ne l'ai jamais exhorté au remords ou à l'expiation. Celle-ci vient d'elle-même, chaque jour, par le souvenir. J'ai plutôt cherché à l'encourager à devenir ce que vous lui reconnaissez être : un homme bon, délicat, mais aussi énergique et clairvoyant, qualités qui lui manquaient jadis, avant son drame. Il vous aimera beaucoup, il vous aimera bien.
La jeune femme, les mains jointes, buvait ses paroles.
– Écoutez-moi encore, reprit-il. Je vous doterai de sorte que les débuts de votre existence conjugale seront faciles. Il aura droit à une part importante de la fortune que nous allons extraire de la mine du lac d'Argent. Mais, en outre, je lui donnerai à titre de cadeau personnel de quoi ouvrir un établissement de restauration, auberge ou salon, dans la région qui lui conviendra, Nouvelle-Angleterre ou même en Nouvelle-Espagne si le cœur lui en dit. Et nous veillerons sur l'éducation de vos deux fils premiers-nés afin de les établir au mieux plus tard...
– Oh ! Monseigneur, s'écria-t-elle. Oh ! comment vous dire... Oh ! Monseigneur, soyez béni...
Elle glissa à genoux près de lui, le visage ruisselant de larmes.
« Comme il sait s'y prendre, songeait Angélique. Il pourrait avoir toutes les femmes du monde à ses genoux. Tout amoureuse qu'elle soit d'un autre, celle-ci ne serait-elle pas prête à se donner à lui en hommage et en reconnaissance. Droit de prince... »
Joffrey de Peyrac se pencha avec bonté vers la forme féminine effondrée. Il l'obligea à relever la tête et plongea son regard dans les yeux noyés, éperdus de reconnaissance.
– Il ne faut pas pleurer, petite amie. Vous avez souffert avec courage des épreuves injustifiées. Quant à celui que vous aimez, je sais qu'il a expié. Il est juste d'essayer maintenant de réparer tout cela. La vie est clémente. Bien plus que les hommes. Elle éprouve, mais récompense...
– Oui. Oh ! oui, monseigneur, je comprends... Je comprends ce que vous voulez dire.
Elle parla d'une petite voix hachée de sanglots.
– Lorsque j'étais à La Rochelle, je n'étais qu'une femme ordinaire... Je ne pensais a rien. Je m'aperçois aujourd'hui que j'étais sans vie... Vous m'avez enseignée, monseigneur, vous m'avez enseignée et maintenant je suis autre. Que de choses j'ai comprises depuis... depuis que je vis parmi vous, dit-elle avec timidité. Oh ! que j'aime Wapassou, que j'aime votre demeure, monseigneur ! Nous ne nous en irons pas. Jamais ! Nous resterons ici, lui et moi, pour vous servir... Il l'interrompit d'un geste indulgent.
– Calmez-vous ! Ce soir, il est trop tard pour faire des projets. Vous devez d'abord vous reposer. Le choc a été rude. Essuyez vos yeux. Il ne faut pas qu'il voie que vous avez pleuré, sinon il sera persuadé que vous le rejetez et il ira se tirer une balle dans la bouche avant que j'aie eu seulement le temps de le rassurer. Ces Bordelais sont impulsifs... Pourtant, je vous conseillerai de ne pas lui donner votre réponse avant demain. Retirez-vous dans votre chambre. Il est préférable que vous laissiez à la nuit le temps de mûrir votre décision. Pour lui aussi, une nuit de doute et de méditation ne sera pas de trop. Il appréciera mieux la valeur de son sentiment. Je vais seulement l'avertir que vous avez demandé à réfléchir.
Elle l'écoutait, docile.
– Je vous demanderai ensuite à tous deux, reprit-il, de continuer à vivre comme par le passé, en apparente et simple amitié. Nous allons entrer dans le cœur de l'hiver. Ce n'est pas le temps des amours. Nous avons une difficile étape à franchir, dont nous devons tous sortir vivants, en bonne santé morale. Vous me comprenez ?
Elle inclina la tête, gravement.
– Quand le printemps viendra, nous redescendrons vers Gouldsboro et là le pasteur vous mariera... ou le prêtre comme il vous conviendra selon votre accord.
– Oh ! c'est vrai que je suis huguenote et lui papiste, s'exclama-t-elle, paraissant atterrée.
– Si vous ne le constatez qu'à l'instant, le fossé qui existe entre vous me semble facile à combler. Paix ! Paix sur la terre aux âmes de bonne volonté... Voici une parole qui nous concerne tous. Et bonsoir !
Angélique raccompagna la jeune femme jusqu'au seuil de sa chambre et l'embrassa avant de la quitter.
La plupart des hommes s'étaient retirés derrière le grand rideau de peaux cousues qui cachait leur dortoir à deux étages.
En repassant par la salle elle entendit des marmites et des ustensiles dégringoler et s'aperçut qu'ils venaient d'échapper aux mains troublées du pauvre Malaprade. Le cuisinier était pâle et il lui jeta un regard d'épagneul blessé. Angélique eut pitié, et, s'approchant, elle lui chuchota vivement : Elle vous aime.
Chapitre 13
Le lendemain, Elvire alla elle-même trouver Malaprade et comme il faisait beau ils descendirent tous deux jusqu'au bord du lac et on les vit longtemps se promener sur le sentier qui longeait la rive.
Lorsqu'ils revinrent ils étaient rayonnants et se tenaient par la main. On leur fit une petite fête de fiançailles qui se déroula dans une courtoisie de bon aloi. Si Malaprade eut à supporter de la part de ses camarades les plaisanteries d'usage ce fut hors de la portée des oreilles féminines.
Il était transfiguré. Ce bonheur faisait plaisir à tout le monde. Malgré tout, Angélique fut quelque temps sans pouvoir oublier les révélations faites par Peyrac sur le maître d'hôtel. Elle en avait certainement été beaucoup plus bouleversée qu'Elvire. Peut-être parce qu'elle était moins innocente. Cela lui remettait en esprit ses propres souvenirs sordides. Le soir, devant le feu de la petite chambre, elle ne pouvait s'empêcher d'y penser. Deux amants découpés en morceaux par le couteau d'un cuisinier. Des mains poissées de sang, la peur, la sueur au front, la solitude de la bête traquée... Angélique songeait.