Des serpes s'abattant sur des cous endormis, la tête qu'on lui avait amenée hideuse et morne, d'un homme dont elle voulait tirer vengeance et qu'un paysan tenait devant elle par les cheveux, et ce sang coulant, dans lequel elle aurait voulu laver avec volupté ses doigts blancs. Cette haine, ces sursauts de bête à la fois implacable et terrifiée, cette abjection de tout l'être traîné dans sa fange et sa pourriture, elle les avait confessés au prieur de l'abbaye de Nieul et il l'en avait absoute...
Mais l'empreinte, le sceau douloureux de tels moments, comment l'effacer ? Agenouillée devant le feu de sa chambre, elle penchait son fin profil, elle continuait d'avoir la chair de poule, une vague nausée. Elle comprenait Malaprade. Surtout après : la terreur sans nom, l'être secoué comme par une tempête, l'horreur de soi-même.
Elle jetait du bois dans le feu pour occuper ses doigts tremblants. Elle pensait qu'Elvire avait été très courageuse. Elle avait le courage des âmes pures, de celles qui ne « savent pas ».
« Elles ne sont pas faciles à faire parler, ces petites huguenotes, se disait Joffrey de Peyrac songeant à Elvire. Mais on en vient plus facilement à bout que de celle-ci. »
Et il surveillait Angélique agenouillée à quelques pas de lui, si absente, si lointaine qu'elle n'avait même pas conscience de ce regard.
De « ses hommes », des « siens », elle était bien celle qui se confiait le moins. Il y avait tant de choses inconnues à ne pas blesser en elle. Il fallait attendre qu'elle vînt chercher son réconfort.
« Elle est femme. La femme n'est pas faite pour l'enfer, quoi qu'on en pense. Elle garde longtemps la honte de ses lâchetés, de ses erreurs, de ses abjections... Elle n'est pas créée pour l'ombre et le désordre, mais pour la lumière et l'harmonie... Ne souffre pas si loin de moi, petite âme, je sais ta faiblesse. C'est la blessure de la vie. Il n'y a pas de honte à en être frappé. C'est le sort de l'humain. L'important, c'est de savoir comment on en guérit. »
Autrefois, songeait Peyrac, les femmes, les enfants, le paysan, l'artisan, l'homme du commun, tous les faibles avaient un défenseur. C'était le chevalier. C'était le rôle du chevalier de se battre pour les faibles, d'endosser les revanches, de payer le prix du sang pour ceux dont les poignets et la force d'âme étaient fragiles. C'était le rôle du chevalier de défendre celui qui n'est pas né pour la lutte, le crime, le sang, les coups, le malheur, c'était son rôle. Aujourd'hui les temps ont changé. Il n'y a plus de chevalerie. Chacun se débat. Les femmes se défendent des griffes et des dents, et l'homme du commun, eh bien ! il fait comme Malaprade, il succombe à la peur et à la panique. L'homme du commun est fait pour une existence benoîte. Le jour où il doit se confronter avec la vie, la passion, le mal, il s'affole, il n'est pas prêt, il n'a jamais pensé que cela pouvait lui arriver à lui. Dans la peur un homme de cette espèce est capable de faire n'importe quoi, le pire, l'impensable. La seule chose qu'il réalise vraiment, c'est la solitude du pécheur. J'imagine assez bien cet homme respectable, considéré dans sa ville, découpant, la sueur au front, des membres encore chauds de deux êtres qu'il a connus et sans doute aimés, et j'avoue que cette image m'inspirerait plutôt de la pitié que de l'horreur. »
Pauvre artisan ! Où est ton défenseur ? Où est ton justicier ? Lorsqu'on naît gentilhomme on a le courage de regarder en face le risque, la mort, le pire et tout ce qui peut exister sur terre, né de l'infirmité du monde. « C'est ce qui a manqué à un Malaprade artisan consciencieux et sans histoires. S'il avait été gentilhomme il n'aurait pas assassiné ceux qui le bafouaient, il n'aurait pas cédé à une agressivité aveugle et démente. Il aurait fait enfermer sa femme à vie dans un couvent et il se serait battu en duel avec l'amant, au grand jour, et il l'aurait tué, mais sans risquer ni la prison ni la corde, puisque l'impunité du meurtre en franc combat était assurée au chevalier. Mais la chevalerie est morte, et le cardinal de Richelieu l'a enterrée en interdisant le duel.
« Pour quel monde dois-je aujourd'hui enseigner mes fils ? Un monde où sans conteste la ruse et la patience sont les premières armes. Mais pour devenir souterraine la force n'en reste pas moins indispensable. » Maintenant, soliloquant en son for intérieur, Peyrac était si loin que c'était Angélique qui, soudain, s'en avisait et levait les yeux vers lui. Elle regardait cet homme assis et tournant vers la flamme son visage buriné, où les yeux et les lèvres paraissaient seuls doués d'une vie sensible, tant le vent, le soleil et la mer avaient fait de sa peau un masque durci comme le cuir. Il ne portait plus la barbe. Les Indiens n'aiment pas les gens à barbe, disait-il. Et il recommandait à ses hommes de l'imiter afin de ne pas indisposer les indigènes pour lesquels la vue de ce désordre de poils était aussi pénible à supporter qu'une obscénité. Si les coureurs de bois ne sacrifiaient pas à cette obligation, c'était par paresse et laisser-aller, incompréhension aussi. Ils auraient été mieux avisés de le faire. On n'ignorait pas que l'admirable père Brébœuf avait payé par un affreux martyre deux disgrâces conjuguées, insupportables aux Indiens : il était chauve et il portait la barbe. Joffrey de Peyrac devinait toujours ce genre de chose. C'était le respect qu'il avait de l'interlocuteur qui le guidait dans sa divination.
Angélique se rapprocha de lui et elle posa son front contre ses genoux.
– Comment faites-vous pour rester impavide, pour n'avoir jamais peur ? demanda-t-elle. On dirait que quoi qu'il arrive vous êtes incapable d'éprouver cette lâcheté avilissante, ce dégoût de soi-même... Même devant le bûcher, même devant la torture... Comment faites-vous ? Avez-vous donc été homme dès l'enfance ?...
Alors il lui confia les pensées qui venaient de le traverser, et qu'il leur fallait affronter un temps sans honneur et sans dignité, où l'être humain n'avait d'autres ressources que de se cacher, de se dissimuler sous le couvert de la docilité aux forces régnantes, ou bien de se battre seul et jusqu'au bout quelles que fussent ses propres forces. Il n'y avait pas à s'étonner des défaites. C'était déjà beaucoup que d'être vivants. Et puisqu'elle parlait de l'enfance il se rappelait qu'il avait pris fort tôt la mesure de la terreur car il n'avait que trois ans lorsque les soldats catholiques lui avaient fendu, à lui bambin catholique, la joue d'un coup de sabre et l'avaient précipité par les fenêtres d'un château en flammes. C'était là, dans l'innocence primitive de l'enfance, qu'il avait éprouvé le choc mythique du Mal, qu'il avait connu toutes les peurs en une seule. Plus jamais ensuite. Ayant survécu, il était vrai qu'il était devenu un homme, c'est-à-dire qu'il s'était senti prêt à affronter n'importe quoi. Et il ne lui avait pas déplu à l'occasion de retrouver le monstre face à face. Te voilà. Terreur, lui disait-il, te voilà. Massacre ! Te voilà, visage hideux de la peur des hommes. Tu peux m'abattre, mais n'espère plus m'émouvoir... Il lui dit encore qu'il ne fallait pas avoir honte des défaillances qu'elle avait éprouvées durant les épreuves terribles dont elle avait été frappée, car elle était femme, et c'était dans la lâcheté des hommes, qui avaient failli à leurs rôles de guides et de protecteurs, que se trouvait la genèse du mal dont elle souffrait.
– C'est un vieux conflit : la tentation pour l'homme d'employer la force brutale, la puissance temporelle pour s'aliéner ce qui le brave, pour étouffer par la contrainte la leçon de l'esprit... Lui-même, bien qu'étant homme, n'en avait-il pas été victime ? Car la volonté d'un seul ne peut toujours venir à bout d'une coalition trop puissante. Il y a un temps pour tout, il y a un temps pour la marée boueuse, qui monte, irrésistible...