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La fraîcheur bleutée de certains matins d'hiver baignait encore le cirque arrondi de forêts et de falaises où se cachait le fort.

Le ciel : ni or, ni argent, ni rosé, ni bleu, mais une eau incolore, transparente, avec sur l'horizon, là où les falaises s'abaissaient en direction des chutes, des méandres de nuages lilas. Vers l'ouest, au ras des cimes, se découvraient des traînées de rosé subit, reflet d'un soleil levant, qui allait surgir en face mais qui n'avait pas encore franchi la lisière des sapins noirs. Toutes ces montagnes entraperçues semblaient lointaines, leurs sommets perdus dans un rêve froid et pur, inaccessibles. La clarté du soleil gagna peu à peu sur le lac et la silhouette du lieutenant s'y découpait en noir dur, soutachée de lumière, avec son ombre longue, projetée à ses côtés.

« Qui est-ce ? » se demandait Angélique.

Le cœur inquiet, et bien qu'elle eût déjà le pressentiment assuré de qui apparaissait là, elle s'interrogeait.

Une autre forme, plus lointaine, emmitouflée dans des fourrures, surgit à son tour de l'ombre froide, à l'extrémité du lac.

– Des Français ? Seigneur ! Y en a-t-il beaucoup d'autres ?...

Le lieutenant canadien traversait le lac en état d'hypnose. À son esprit épuisé par deux semaines d'un exténuant voyage, il apparaissait comme un signe évident de sa réussite que ce fût elle la première qu'il vît en approchant du repaire du comte de Peyrac.

Comme si elle l'avait attendu ! Comme si elle n'avait cessé d'espérer de le voir apparaître dans sa solitude de femme abandonnée, avec des brutes, au fond d'une forêt inhumaine ! Voilà ce qu'il imaginait.

Comme il approchait, il eut un éclair de lucidité. « Après tout, ce n'est qu'une femme. Décevante sans doute, comme les autres. Pourquoi alors cette folie ? »

Presque aussitôt l'éblouissement le reprit, mais centuplé par la réalité de la vision qu'il avait sous les yeux. Un chant d'allégresse monta en lui, effaçant toute fatigue et doute. « Cela valait la peine, oui, cent fois, cela valait la peine »...

Angélique le considérait sans paroles, sous le coup de l'incrédulité, car il ne semblait pas possible que ce paysage mort et gelé amenât des voyageurs. Lui, la regardait, les bras ballants. Arrêté, mais vacillant. Il avait tant marché et si vite que l'immobilité l'étourdit et il eut de la peine à se maintenir debout. « Tant de beauté, songeait Pont-Briand, tant de beauté, O mon Dieu ! » Il n'avait donc pas rêvé. Elle était aussi belle qu'il en avait gardé le souvenir, avec un rayonnement qui semblait émaner d'elle, plus encore que de la lumière étincelante du matin. Dans l'ombre de l'épais capuchon qui couvrait sa tête, l'éclat de ses lèvres était rouge et lui parut avoir la brillance d'un joyau et ses joues la carnation de l'églantier. C'était comme l'éclosion d'une douceur printanière que ces deux nuances délicates, rosé pâle et rosé rouge, avivant sa chair et marquant ce visage aux traits harmonieux et presque hiératiques de Madone, d'une fraîcheur juvénile. Une mèche d'or pâle frôlait son front.

Le regard d'eau verte, grave, intimidant, l'examinait, le sondait. Elle le jugeait et semblait voir au-delà de lui. Un regard qui avait cent ans. Celui des fées aux cinq générations dans un corps d'une jeunesse inaltérable.

Un être qui sait tout, qui connaît tout, qui a tous les pouvoirs, un corps paré de toutes les séductions. Sorcière, déesse, fée.

Oui, en effet, c'était la Femme. Ou peut-être la Démone !... Celui qui était venu voir Pont-Briand en son fort de Sainte-Anne, sur la rivière Saint-François, celui qui l'avait poussé à cette folle équipée l'en avait averti. « Si elle est aussi belle que vous le dites, ce ne peut être qu'un piège du démon... »

Et il la contemplait. Les sourcils d'Angélique, pâlis par le soleil, se fronçaient légèrement, projetant une ombre, comme celle d'un nuage qui passe, sur la limpidité de ses prunelles vertes et leur donnant des profondeurs marines, tout à coup presque sombres. Elle hésitait à sa vue.

Il faisait un froid terrible, qui pétrifiait. La buée qui s'échappait des lèvres d'Angélique mettait autour d'elle, dans la clarté du soleil, une auréole précieuse, évanescente. Aux premiers instants de transport éprouvés, succéda en Pont-Briand un sentiment de crainte dont son état de faiblesse l'empêchait de se défendre.

Il dit d'une voix brusque et enrouée :

– Je vous salue, madame. Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Si fait ! Vous êtes le lieutenant de Pont-Briand.

Il tressaillit car le son de sa voix, faisant écho à son souvenir, l'émouvait.

– D'où venez-vous donc ? demanda-t-elle.

– De là-haut, fit-il avec un geste dans la direction du Nord. Trois semaines de blizzard ou de neige incessante. C'est miracle que mon Huron et moi nous n'ayons été ensevelis.

Elle s'avisa alors qu'elle manquait à toutes les lois de l'hospitalité imposées par la rudesse des contrées.

– Mais vous êtes épuisé, s'écria-t-elle. Venez vite jusqu'au fort. Pouvez-vous marcher jusque-là ?

– Après avoir couvert tant de lieues, je franchirai bien encore ces quelques toises. Le salut est proche. Que dis-je ? Il est là. Car la seule vue de votre personne me donne toutes les forces...

Et il s'efforça de sourire. Les sentinelles, le mousquet en main, venaient au-devant d'eux. Les deux Espagnols encadrèrent le lieutenant français et demandèrent par gestes pour savoir s'il était seul. Pour plus de sûreté, l'un d'eux continua dans la direction d'où étaient venus les voyageurs.

Le Huron les rejoignait, traînant la jambe.

– Il est tombé du haut d'une falaise, dit Pont-Briand. J'ai dû le porter pendant deux jours.

Angélique les précéda. Sur le sentier durci, elle marchait sans raquettes. L'emplacement du camp était maintenant inondé de soleil. Le son des voix qui s'interpellaient sonnait loin ainsi que le bruit des marteaux, le ronflement de la forge. Les enfants jouaient en poussant des cris joyeux autour du bassin de bois. Des flaques d'eau gelée favorisaient leurs glissades. Tous les hommes, qui étaient présents, accoururent pour contempler les arrivants. À leur seule vue, il y eut un recul général, et l'on fut sur le point de sauter sur les armes. Les Français !

– Ils sont seuls, avertit Angélique.

Et elle envoya chercher le comte de Peyrac. Pont-Briand enleva ses raquettes et les appuya contre le mur, à l'extérieur. Il posa son mousquet, qui glissa et tomba, et il n'eut pas la force de le ramasser. Derrière Angélique il descendit lourdement les marches qui accédaient à la salle commune du petit poste. Celle-ci n'était éclairée que par deux fenêtres. On venait de les ouvrir et le soleil s'y glissait, mais une pénombre ouatée de parfum de tabac et de soupe chaude stagnait, tiède ; il eut l'impression de pénétrer au Paradis.

Il s'écroula sur un banc contre la table. L'Indien se glissa comme un chien malade jusqu'à l'âtre et s'accroupit contre le montant de pierre. Leurs vêtements de peaux à tous deux étaient raides de gel. Angélique, vivement, ranima les braises des deux foyers. Dans l'un, elle jeta pour les faire rougir des galets de roche verte qui serviraient au bain de vapeur. Les chaudières bouillonnaient déjà. Elles avaient mijoté toute la nuit pour le premier repas.

– Vous avez de la chance. Aujourd'hui, il y a du lard salé dans la marmite, des pois et des oignons. Nous fêtions le premier jour de soleil après la tempête.

Elle se penchait pour retirer le couvercle de la chaudière, et dans ce mouvement il devinait sous les plis du court manteau ses hanches pleines. Un vertige le faisait défaillir. C'était donc vrai ! Elle était vivante, elle était présente ! Il n'avait pas rêvé en vain !... Angélique remplissait une écuelle et la lui portait, aussi un gobelet d'eau-de-vie. Puis elle servit le Huron.